dimanche 6 septembre 2009

Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822)


  • Sœur Monika : récits et aventures : document philanthropinico-philanthropico-physico-psycho-érotique du couvent séculier de X*** à S*** / Traduit de l'allemand par E. L.- Paris (23-25, rue du Cherche-Midi, 6°) : Le Terrain Vague, 1966.- 188 p. ; 21,5 cm.

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NOTICE DU TRADUCTEUR

En 1815 parut en Allemagne un petit livre de format in-18, assez incorrectement imprimé, dont le titre était le suivant : Schwester Monika // erzählt und erfährt.// Nudus - fabularum cur sit in - // ventum genus Brevi decebo - // Servitus ab nocte dieque. // Eine erotisch = psychisch = physisch = phi = // lantropisch = philantropinische Ur = // kunde des säcularisirten Klosters X. // in S. — // Erste Abtheilung. // Kos und Loretto. // 1815. Avec un titre-frontispice gravé sur bois.

Il est rarissime.

Il a été réimprimé une première fois à Vienne (édition privée chez le Dr Rudolf Ludwig), en 1910, à 800 exem­plaires, par Gustav Gugitz qui a fait précéder le texte d'une longue préface et l'a fait suivre de quelques notes. Gugitz n'a malheureusement pas reproduit le titre-frontis­pice gravé sur bois, qui nous reste inconnu.

Une nouvelle édition a paru en 1965, par les soins de la firme Gala, à Hambourg. C'est une luxueuse réimpres­sion de l'édition Gugitz, de 1910, suivie d'une très intéres­sante postface du Dr Rudolf Frank, éminent hoffmannien.

Le destin de ce petit roman érotique, presque inconnu, a toujours été et restera probablement toujours mysté­rieux. Il a fait couler beaucoup d'encre et suscité des controverses parfois acerbes. Sa valeur intrinsèque réelle, jointe à la curiosité qu'éveille immanquablement son mys­tère, justifient amplement la première traduction fran­çaise qui en est donnée aujourd'hui.

C'est Gustav Gugitz, en 1910, qui éprouva le premier la certitude que l'auteur de Monika ne pouvait être que E.T.A. Hoffmann. Dans sa très longue et consciencieuse préface, il énumère toutes les constatations qui l'ont mené à cette conclusion. Après avoir examiné la typographie de l'édition de 1815 et l'avoir comparée à celle d'autres livres de la même époque, il trouve des similitudes entre celle de Monika et celle d'ouvrages sortis des presses de Kühn, éditeur à Posen, spécialiste de la littérature érotique et tenancier d'un cabinet de lecture que fréquentait Hoff­mann, quand il était en poste dans cette ville. Toutefois, un examen sans parti pris des caractères et des titres d'autres ouvrages de cette époque, sortis d'imprimeries allemandes de second ordre, se révèle concluant : Monika a pu être imprimée à Posen, mais aussi dans beaucoup d'autres villes où la typographie n'était pas cultivée comme un art.

Gustav Gugitz n'est pas beaucoup plus rigoureux dans les autres démonstrations qu'il entreprend pour prouver la paternité d'Hoffmann : nombreuses affinités avec les Élixirs du Diable (quasi-simultanéité de la date de publication des deux ouvrages, cadre, personnages, etc.), abondance de notes plaisamment érudites, fréquentes allusions à la mythologie ou à des personnages littéraires, citations d'auteurs contemporains que Hoffmann a pu lire. Aucun de ces arguments n'est convaincant. Aussi comprend-on que, parmi d'autres, Hans von Müller, le plus important des hoffmanniens d'avant la première guerre, homme sérieux, se soit « violemment emporté » contre « l'excellent Gugitz ». Mais la véhémence de telles réactions n'a fait qu'attirer davantage l'attention sur le mystère qui plane sur Monika. Il n'en reste pas moins que, des questions soulevées et des arguments apportés par Gugitz, naissait, non la lumière, mais une pénombre où il devenait possible de croire Monika une fille d'Hoffmann (1).

En 1924 entra en lice un champion plus persuasif, le Dr Rudolf Frank ; dans la préface qu'il mit en tête de son édition des œuvres complètes d'Hoffmann, il prit parti pour l'attribution de Monika à Hoffmann, ainsi que dans quelques articles qu'il publia ensuite pour répondre aux objections qui lui avaient été faites. Récemment, un cha­pitre de ses souvenirs (Spielzeit meines Lebens, Heidel­berg, 1960) était consacré à cette question. Enfin, en 1965, sa postface à la réédition de Monika résume ses raisons — et elles sont de poids — de croire à la paternité d'Hoff­mann.

Il y fait, une fois de plus, justice d'un Hoffmann aux mœurs pures qui n'a jamais existé. Fétis, en 1839, dans sa Biographie des Musiciens, ne nous cache pas qu'Hoffmann rédigea dans sa jeunesse des écrits « licencieux ». Hoffmann n'a jamais sincèrement rougi des excès auxquels il se livrait « par principe », note-t-il dans son Journal, ne les qualifiant que de « bêtises » ou de « bien vilaine conduite ». Jamais il n'a caché son goût pour l'amour ; et son ami Hippel lui reprochait son « obscénité ». Maints passages de sa correspondance ont été supprimés mes par ses destina­taires ou ses premiers publicateurs. Enfin, Hitzig, son exé­cuteur testamentaire, a brûlé plus d'un manuscrit qualifié de trop « salé ». Écartons donc l'objection d'une prétendue moralité d'Hoffmann. Mais, s'il n'y a pas d'argument contre l'attribution à Hoffmann, quels sont ceux qui vont appuyer cette attribution ?

Rudolf Frank connaît parfaitement le style et les thèmes d'Hoffmann dont il a publié les œuvres complètes en onze volumes, en 1924. Convaincu, à la lecture de Monika, qu'Hoffmann seul peut en être l'auteur, mais soucieux de ne pas s'appuyer sur une simple impression personnelle, il cherche la certitude de cette paternité dans une « ana­lyse sonore », selon la méthode de Sievers ; elle confirme les similitudes entre Monika et les autres œuvres d'Hoff­mann. Puis il établit un répertoire des thèmes, des tour­nures de phrase, des mots employés dans *Monika*. Leur comparaison avec ceux qu'emploie Hoffmann, en particu­lier au cours des années de Bamberg qui précédèrent la publication de Monika, laisse apparaître, dit-il, de nom­breuses ressemblances et concordances avec ce roman. Un peu avant 1930, Rudolf Frank avait convenu avec Erich Lichtenstein, éditeur à Weimar de la grande édition des œuvres d'Hoffmann procurée par Harich et de la mono­graphie d'Hoffmann par le même, de publier un volume complémentaire contenant le texte de Monika et ce tableau de concordances. Les épreuves en étaient prêtes peu après 1930. Ce projet avorta.

C'est alors que se produisit une rencontre étrange. Lors d'un banquet offert par la S.A. Metallgesellschaft, Hilde­gard, soeur de Frank et femme du Dr Paul Rosbaud, avait pour voisin de table un chimiste, le Dr Ernst August Hauser, avec qui elle vint à parler d'Hoffmann et de Monika, se demandant si ce roman, auquel son frère s'in­téressait fort, était vraiment d'Hoffmann. La réponse la surprit : « Mais naturellement. Et je possède le manus­crit ! — Sans doute voulez-vous dire un exemplaire de l'ancienne édition ? — Mais non ! Le manuscrit. C'est un héritage de ma femme.» Le Dr E.A. Hauser avait en effet épousé Susi Devrient, fille de Max Devrient, fils lui-même de Karl August, neveu de l'acteur Ludwig Devrient (1784-­1832) (2). On sait que ce célèbre acteur avait été l'un des meilleurs amis d'Hoffmann et l'âme des réunions qui avaient lieu tous les soirs, toutes les nuits, à la taverne de Lutter et Wegener, à Berlin, en 1815 ; que de propos fous durent y être échangés ! Rien n'empêche de croire que la conception de Monika fut l'œuvre commune de ce groupe d'amis. On sait aussi que de nombreux papiers d'Hoffmann avaient été confiés par lui, de son vivant, à Devrient. C'est ainsi qu'ils ont pu arriver entre les mains de Susi Devrient, puis entre celles de son mari.

On devine l'impatience du Dr Rudolf Frank. Il incite un de ses amis, admirateur et connaisseur d'Hoffmann, Wilhelm Jaspert, directeur de la maison d'édition Reimar Hobbing, à se rendre à Munich chez Hauser, pour voir les manuscrits. Dans une atmosphère mystérieuse créée par des tentures noires, E.A. Hauser ouvre un placard et en sort... le manuscrit de Monika, celui du roman Le Mys­térieux, que l'on croyait perdu, et un monceau d'autres manuscrits, dessins, caricatures, artitions, notes, etc., tous indubitablement de la main d'Hoffmann. Après un bref examen, les documents rentrent dans le placard qui se referme sur eux.

Jaspert forme le projet d'éditer ces manuscrits et d'en confier la publication à Rudolf Frank. Mais quelques années plus tard il est assassiné par les nazis. E.A. Hauser, parti pour les États-Unis, y poursuit, dans les honneurs, une brillante carrière scientifique et universitaire ; il y meurt en 1956. Sa maison de Munich est détruite par les bombardements.

Il semble que le placard se soit refermé définitivement sur le manuscrit de Monika : Reinhard Jaspert, en 1965, confirmait que son frère Wilhelm s'était exprimé « très positivement » à la suite de sa visite chez Hauser ; or la grande connaissance qu'avait Wilhelm Jaspert de tout ce qui concernait Hoffmann permet difficilement de mettre en doute l'authenticité du manuscrit qu'il a vu.

Ce manuscrit sortira-t-il encore une fois de son tom­beau ?

E. L.

(1) En France, seul, Jean Mistler semble connaître l'existence de Monika et accueillir favorablement la thèse de l'attribution à Hoffmann dans son bref mais pénétrant Hoffmann le Fantastique.
(2) En juin 1927, Hauser avait été accusé du meurtre de sa femme, trouvée empoisonnée à son côté sans qu'il s'en fût aperçu. Des protec­tions, le manque de preuves et la haute situation morale et matérielle de Hauser avaient fait clore l'affaire par un non-lieu.