samedi 2 juin 2007

Bill Sharp (1869-1942)


A table d’hôte.

Cette histoire me fut contée par mon vieil ami Coquelin cadet.

« Je me trouvais, à cette époque, dans une petite ville du centre de la France. J'avais résolus de quitter les vaines agitations du théâtre et d'aller planter les choux de la retraite dans un coin écarté. Une petits maison qui fût toujours pleine d'amis, comme la femme de Socrate, je crois ; deux carrés de choux obligatoires, et un billard pour coucher les invités.

« Je parcourais la province, à la recherche du pays qui me convînt, lorsque j'arrivai à la petite ville en question.

« Je descendis à l'hôtel du Commerce et de l'Ange-Gardien. Pour ne pas me faire remarquer, j'avais pris un faux nom et j'avais signé sur le livre : Frédéric Febvre, voyageur en vins. A table d'hôte ; je fis connaissance avec les habitués de l'hôtel : mon voisin de droite voyageait pour les pâtes alimentaires ; mon voisin de gauche voyageait pour les draps ; les autres convives voyageaient pour les huiles, pour les cuirs vernis, pour la confiserie, pour les bijoux doublés, pour les viandes de conserve, ou seulement pour s'instruire.

« D'abord, la conversation roula sur des sujets généraux : le patron de l'hôtel du Nord, à Tarbes, avait cédé son fonds... Il y avait une nouvelle petite bonne à l'hôtel du Midi, à Calais, et elle était fichtrement jolie... A Versailles, on refaisait la façade de l'hôtel de Rambouillet. Je m'étais lié avec ces braves gens ; on m'avait demandé pour quelle maison je voyageais : pour la maison Claretie et Roujon ; et aussitôt, on m'avait conseillé d'acheter des vins sur pied dans la région, qui étaient pour rien.

« Au dessert, ce fut tout à fait gentil ; on était un peu gai, et mon vis-à-vis, un petit noiraud plein de verve, se mit à imiter la poule. Il eut beaucoup de succès. Alors, mis en train, il imita la vache en soufflant dans une carafe ; puis le cochon, en reniflant dans un verre de lampe ; puis l'âne, puis le cheval, puis l'éléphant, le pécari, la tourterelle ; on aurait dit qu'il avait avalé une ménagerie. On se tordait. Il annonça :

« - Maintenant, je vais vous imiter les acteurs célèbres : M. Mounet-Sully. »

« Et il imita Mounet-Sully dans Hamlet ; c'était tout à fait ça. Il imita Got dans le Chapeau de Paille d'Italie ; il imita Sarah Bernhardt dans la Tosca ; il en imita d'autres, des vivants, des défunts, et, ma foi, il n'y avait pas moyen de s'y tromper.

« Il termina en disant : « Je vais vous imiter le plus rigolo : Coquelin cadet. Quand on m'entend, on jurerait que c'est lui. » Vous pensez si je dressai l’oreille. Il prit une réplique du Baiser. « J'ai mis dans ce petit panier une galette, etc., etc. »

« Quand il eut fini, je me levai et je déclarai : « Oui, c'est pas mal, vous avez un peu attrapé la voix, mais on peut faire mieux. Et je suis sûr que je réussirais mieux que vous. »

« Il dit : « Voyons. »

« Vous pensez, j'étais sûr de mon succès d'avance. Et j'articulai donc de ma voix la plus naturelle : « J'ai mis dans ce petit panier une galette ; plus un vin fait pour les reines avec les noirs raisins du coteau de Suresnes, etc. »

Vous croyez peut-être qu'ils applaudirent ? Pas du tout. J'avais raté mon effet ; le petit noiraud me déclara :

« Ça Coquelin ? elle est bien bonne ! Mais vous n'avez jamais vu Coquelin ! Quand on veut imiter les gens, faut les connaître. Tenez, le voilà Coquelin. » Et il recommença la phrase ; et cette fois, faut croire que c'était frappant de ressemblance, car tous les spectateurs se roulaient.

« Je me retirai un peu vexé. Après tout, il avait peut-être raison, et sans doute j'imitais Coquelin cadet moins bien que lui. On ne se connaît jamais soi-même. »

Sur cette réflexion profonde, Coquelin cadet héla un fiacre et me serra la main.

BILL SHARP

  • Cocorico : journal bi-mensuel, humoristique, littéraire, artistique. 3e Année. N°25 du 15 janvier 1900