samedi 3 novembre 2007

François Rabelais (1494?–1553)


  • Deux publications lyonnaises de 1552 : Les grandes et inestimables cronicques du grant et enorme geant Gargantua – Pantagrueline prognostication / [Rabelais] ; notice par Pierre Champion.- Paris (18, rue Godot-de-Mauroy) : Éditions des Quatre Chemins, 1925.-2 vol. sous étui, [40] + 1 + 17 p., 18 cm.
    • Tirage limité à 300 exemplaires numérotés (n° 65)


NOTICE

[Nota : texte non relu après numérisation]

A mon cher maître et ami Abel Lefranc

LYON, en 1532, était, autant que Paris, la capitale intellectuelle et commerciale de la France. Au confluent de la Saône et du Rhône, dans ce carrefour des peuples qu'orientent les deux directions du fleuve mettant en communication la Méditerranée avec la Germanie, un grand mystère s'était élaboré, celui-là que Jean Lemaire nous révèle. Une première Renaissance, un retour à l'antiquité dans cette ville antique, avait trouvé son expression à la croisée des chemins de l'Italie et des Allemagnes. Car Lyon n'était pas que la ville de grand commerce, la cité de la soie, du luxe, des jolies filles et de la Banque. Dans cette ville, en quelque sorte internationale, l'imprimerie avait trouvé un asile de choix. Lyon était alors le grand marché des livres ; et, parmi les bons libraires, brillait Sébastien Gryphe qui donna, dans des formats commodes, tant d'élégantes éditions de classiques. Ces livres étaient particulièrement mis en vente durant les quatre grandes foires annuelles d'une durée de quinze jours, le lundi de la Quasimodo, le 4 août, le 3 novembre et à la fête des Rois. A ce moment affluent les étrangers ; les hôtelleries et les tavernes sont pleines ; un public cosmopolite et populaire trouve à satisfaire sa curiosité, autant à l'éventaire des colporteurs que dans les boutiques des libraires ou les hôtels des amateurs. De là, à côté des publications nouvelles à l'usage des curieux et des amateurs de lettres antiques, tant de volumes en français sorti des presses lyonnaises, tant de contrefaçons de livre parisiens, tant de textes remaniés, imprimés en hâte avec des bois rudes qui viennent des bords du Rhin, tant de publications de circonstance, d'almanachs, de romans enlevés par un public moins avide de science que de distractions. Ainsi se débitèrent à Lyon beaucoup d'adaptations de nos anciens romans d'aventures : Robert le Diable, Fierabras, Huon de Bordeaux, Ogier le Danois, les Quatre fils Aymon, Mélusine et Jean de Paris (1).

Dans cette chaude année 1532, qui donna des vendanges exceptionnelles et poussa un afflux de buveur altérés à la taverne (2) une année de vagabondage aussi à l'occasion du jubilé, parurent à Lyon Les grandes et inestimables Cronicques du grant et enorme geant Gargantua qui font l'objet de la présente reproduction (Bibl. Nat., Y2 2124) (3). Et sur le titre de ce livret populaire, nous voyons le colporteur qui marche à grandes enjambées, un gros bâton noueux à la main, sa lourde balle ficelée au crochet qu'il porte sur le dos. Figure naïve, grossière sans doute, mais si pleine d'expression, où le petit homme barbu, au chapeau de feutre, qui plie sous la balle, a encore la force de débiter son boniment et nous apparaît avec le geste indicatif et convaincant de l'orateur, le bras gauche levé... C'est le colporteur, qui ne débite plus, comme le mercier de jadis, couteaux, anneaux, épices, chapelets, mais une pacotille intellectuelle nouvelle, des images, des placards, des livrets populaires, des almanachs. Aux foires de Lyon de l'année 1532, il déballe, pour vous, badauds, Les grandes et inestimables Cronicques, pour l'amusement et l'étonnement des simples gens, et aussi pour celui des sages, puisque François Rabelais réside à Lyon, en ces jours, témoin de ce succès de librairie.

Car François Rabelais sera bientôt nommé médecin l'Hôtel-Dieu (4). Il connaît Lyon déjà par ses livres, par Gryphe l'éditeur.

Quel homme est, en ces jours, Me François Rabelais, qui lit, comme tout le monde, Les grandes et inesti­mables Cronicques (5).

Me François Rabelais avait trente-huit ans environ en 1532, puisqu'il est né, très vraisemblablement, en 1494, dans le voisinage de Chinon, à la métairie de la Devinière appartenant à Antoine Rabelais, licencié ès lois, avocat au siège de Chinon (6). En 1521, religieux au couvent des Frères Mineurs de Fontenay-le­Comte, il est déjà un lettré et un humaniste écrivant à Guillaume Budé la lettre que nous possédons encore. Il se dit adolescent inculte et obscur ; mais il le dit en bon latin et en grec. Ainsi Rabelais a passé sa jeunesse sous le froc de bure, les reins ceints d'une corde et les pieds déchaux. Il a rencontré au couvent cet autre frère lettré, Pierre Amy, pendant trois ans son compagnon d'études, un autre correspondant de Guillaume Budé, avec lequel il se perfectionnait dans le latin et surtout dans le grec. Rabelais est un jeune philologue qui éprouve de la joie et de l'orgueil à se sentir encouragé par le maître admirable, si simple et érudit, qu'est Budé. Il a lu Homère et tourne une épigramme en grec contre les courtisans et leur idole Plutus. On le voit : Rabelais est un religieux pauvre et humaniste, qui s'amuse déjà à plaisanter sur les termes du droit, gloire du petit cénacle de Fontenay qui se réunit chez le juge André Tiraqueau. Me François vient de traduire le second livre d'Hérodote. Tiraqueau l'affirme : François Babelais, bien que frère mineur, est d'une érudition dans les deux langues, la grecque et la latine, supérieure à tout ce que l'on pouvait attendre d'un homme de son âge. Il dévore Plutarque, Lucien, en compagnie des légistes poitevins. Ainsi arrive pour lui la trentaine, quand la Faculté de Paris, poursuivant les Évangéliques, interdit momentanément l'étude de la langue grecque et les commentaires donnés dans cette langue de l'Écriture. Les livres de Pierre Amy et de François Rabelais sont confisqués ; les deux moines studieux et amis sont séparés. Mais Rabelais attend patiemment que ses livres grecs lui soient rendus ; et de l'ordre des Franciscains, il passe dans celui des Bénédictins, car il y a à Maillezais une abbaye de cet ordre dont le supérieur, Geoffroy d'Estissac, s'intéresse aux lettres anciennes qui sont la raison de vivre de notre jeune humaniste. Ayant troqué le froc pour l'habit de prêtre séculier, voici Rabelais suivant partout son noble prélat, son Mécène très bienveillant et actif, grand constructeur, et dans le style nouveau. Il parcourt ce Poitou où il a recueilli tant de traditions ; il observe les gens, regarde les farces et les mystères, les foires, les pèlerinages, moraliste ami de ce bon procureur Jean Bouchot qui consacre ses loisirs aux Muses, le rhétoriqueur qui a prononcé pour la première fois le mot d' « humanités », peut-être dans le jardin de Ligugé, orné de plates-bandes potagères, de parterres ourlés de cordons de buis, de treillages en arceaux où le prieur et M. François se promènent et conversent, évoquant avec Jean Bouchot les Naïades, Hymnides, Driades, Hamadryades, Nappées et autre divinités des bois et des eaux. Il y a là un petit milieu humanisant et réformiste, Très loyaliste aussi, hostile, avec le roi Louis XII, à la papauté de Jules II. Rien n'est plus français. On rit des moines hypocrites, de tous ceux qui abusent de la crédulité des bonnes gens, des simples imbéciles et des pauvres d'esprit ; on se moque des cafards. On aime l'Évangile, et aussi tout ce qui est franc et gracieux, à Ligugé comme à Fontenay-le-Comte, séjours délicieux d'une Thélème qui n'abritera que des gens cultivés et assoiffés de science. En ce temps-là M. l'Amiral faisait construire Bonivet dans le style nouveau de la Renaissance d'Italie, Bonivet le vrai modèle de l'abbaye de Thélème. Vers 1527 Me François Rabelais quittait ce Poitou où il avait séjourné environ huit années. Il se rendait à Paris, vivant de la vie des écoliers, car il connaît, aussi bien que Villon, sa Montagne-Sainte-Geneviève. Au mois de septembre 1530, on le retrouve à Montpellier où il se fait immatriculer sur les registres de la Faculté de médecine et il y poursuit encore deux années d'études. De Montpellier, Me François a adressé à Sébastien Gryphe, l'éditeur lyonnais, le recueil des lettres de Giovanni Manardi, médecin humaniste de Ferrare, que Tiraqueau admirait (7), une édition des Aphorismes d'Hippocrate (8) qu'il dédie, le 15 juillet, à son très bienveillant Mécène, l'évêque de Maillezais, car tout ce qu'il produit lui appartient. D'après un manuscrit grec venu en sa possession, François Rabelais corrigé le texte de la Vulgate et il l'a enrichi de nombreuses notes.

Qu'est donc Rabelais qui a dépassé le milieu de la vie ? un religieux philologue-né, un humaniste véritable (car il n'est pas encore anatomiste), celui qui aime partager ses pensées et ses livres avec des amis de choix (9), un homme qui ressemble tant à sa belle écriture, sans égale (10). Comme un autre Erasme, à l'exemple de Thomas Morus, Rabelais écrira, sans doute en beau latin, des dissertations savantes sur des points d'archéologie, de grammaire, ou des considérations sur la morale. S'il n'a encore presque rien fait qu'étudier dans des livres, il a regardé le monde de ses yeux, écouté de toutes ses oreilles, surtout là où le populaire abonde, aux cours de justice, à la taverne, fixant dans sa mémoire les faits divers de village, les traditions universitaires, les légendes et les patois. Ainsi François Rabelais porte un génie qui s'ignore, le secret d'un art où l'on a vu je ne sais quel mystère, mais qui excellera simplement à traduire, à amplifier l'exact mouvement de la vie, un talent unique de conter, lui qui n'a encore rien écrit, qui a jusqu'à présent parlé pour le plaisir de ses amis. C'est pou­quoi il nous faut regarder avec curiosité Les grandes et inestimables Cronicques, dont le succès à Lyon coïncida avec le séjour de Rabelais dans cette ville, alors admis parmi les meilleurs représentants de la culture lyonnaise. C'est ce succès de librairie qui a détaché d'une certaine manière François Rabelais, qui arrivait à la quarantaine, des matières de pure érudition, de morale ou de philologie. Heureuse l'année 1532 qui fut si chaude, où les collations vespertines libérèrent l'esprit charmant du railleur ! Mais Les grandes et inestimables Cronicques n'ont pas enfanté, comme on pourrait le croire, Gargantua. C'est Pantagruel, l'homme de l'année chaude, que Rabelais devait mettre cette année-là au monde. Mais les Faicts et prouesses espoventables de Pantagruel n'auraient jamais peut-être vu le jour sans le succès de la Chronique Gargantuine.

Que Rabelais est heureux de reprendre ce vieux thème des géants qui a toujours réjoui les enfants et les hommes épris à la fois de force, de justice et de féerie! Car les géants dont l'appétit est si réjouissant, les géants, qui d'une manière si comique passent les lois et les contingences naturelles, l'amusent fort. Ainsi l'antiquité a vénéré son héros populaire Hercule qui prête, lui aussi, tant à rire ; et le moyen âge chrétien a magnifié les héros de la geste épique et parfois aussi les saints. Depuis toujours l'homme simple a vu dans l'aspect fortuit de certaines roches, dans des accidents naturels, dans nombre de roches mégalithiques, la chaire, le doigt, la dent, la marmite du bon géant. L'un de ces géants, populaire bien avant Rabelais, est Gargantua, le vorace, l'homme-gosier, dont la geste de beuverie, de mangeaille, les combats héroïques, une descente aux enfers, réjouissent les bons compagnons aventureux, ceux qui mangent à leur faim et ceux qui ont parfois le ventre vide (11).

Tel est le héros sur lequel on débite tant de traditions orales dont les plus importantes vont recevoir une consécration écrite dans Les grandes et inestimables Cronicques du grant et enorme geant Guargantua, à Lyon, l'an 1532 (12).

Mais Rabelais n'est pour rien dans cette élucubration. Elle l'a seulement diverti, et il en transforma certains épisodes, prenant son bien là où il le trouvait. Un homme tel que Rabelais, de son originttlité, à son âge, met sa griffe partout. Elle n'est nulle part dans Les grandes et inestimables Cronicques. Il s'agit d'une réjouissante pauvreté, de style si plat, qui ne vaut que comme le recueil le plus développé que nous connaissons de la geste burlesque de Gargantua le géant (13).

Nous sommes au temps du bon roi Arthur que sert Merlin, le philosophe et l'enchanteur, le bon protecteur du roi et de ses barons. Pour venir au secours de son maître, Merlin fera sortir d'une incantation le père et la mère de Gargantua le géant. Le voici, forgeant sur soit enclume la merveilleuse jument qui portera le père et la mère de Gargantua, Grant Gosier et Galemelle. Ils se mettent en route vers le roi Arthur, portant de gros rochers sur leur tête. Ainsi, ils traversent la Champagne, piquant au cul la jument qui se prend à s’émoucher de sa queue de deux cents brasses, « et de ce jour pas un arbre n'y demeura ». Il s'agit maintenant de passer la mer. Grant Gosier y dépose son rocher, qui n'est autre que le Mont-Saint­Michel, et Galemelle y porte Tombelaine. Sur quoi ils meurent subitement d'une fièvre, et Gargantua, leur fils, gagne Paris, la plus grande cité du monde. Le voici chevauchant sa grande jument, faisant son entrée dans la ville : pour se reposer, il va s'asseoir sur l'une des tours de Notre-Dame, emportant les gosses cloches qu'il accroche au col de sa jument, au grand ébahissement des Parisiens. Gargantua retrouve Merlin, et c'est avec lui qu’il passe en Grande­Bretagne où le roi Arthur vient de perdre des batailles. Il va se mettre à son service pour combattre les Gots et Magots. La massue qu’il a commandée lui est apportée sur une charrette. Il rentre en vainqueur à Londres, s'assied à la table du triomphe, engloutissant des boeufs rôtis, avalant dix tonneaux de cidre. Le roi le fait habiller de sa livrée dans laquelle entre une prodigieuse quantité d'étoffe. Nouvelles prouesses de Gargantua dans la guerre des Hollandais et des Irlandais, au siège de Reboursin. Là, il emporte dans sa manche cent neuf prisonniers, plus un qui était mort du souffle d'un pet. Gargantua s’endort la bouche ouverte, après avoir avalé la charge d'un navire de harengs frais : dans ce gouffre tombent les gens qui sont venus pour l'attaquer par surprise. Et comme il avait bien soif, ayant dévoré tant de maquereaux salés, il va boire à la rivière qui est mise à sec ; ainsi, deux cent cinq de ses traîtres assaillants sont noyés. Horrible massacre à coups de massue. Gargantua va présenter au roi Merlin les prisonniers dont cinquante sont logés dans une de ses dents creuses. Le dernier exploit de Gargantua est le combat qu'il livre à un redoutable géant : délicatement il lui plie les reins et le place dans sa gibecière. « Et ainsi vesquit Gargantua au service du roy Artus l’espace de deux cens ans troys moys et iiij jours justement. Puis fut porte en faierie par Gain la phee, et Melusine, avecques plusieurs aultres lesquelz y sont de present. FINIS. »

Son Gargantua, Rabelais l'imaginera après Pantagruel. Mais Gargantua est moins le fils du Grant Gosier des Grandes et inestimables Cronicques que de Thomas Morus. Gargantua est le souverain du pays d'Utopie ; et Badebec, sa femme, n'est pas la simpe, Gargamelle, mais la fille du roi des Amaurotes, nom donné par Thomas Morus à ville d'Utopie. Rabelais a certes emprunté aux Grandes et inestimables Cronicques des épisodes comme le vol des cloches de Notre-Dame, les pèlerins mangés en salade. Et ce n'est rien, ou si peu. Mais le succès des Grandes et inestimables Cronicques eut une autre importance. Il a tiré Rabelais de la matière philologique qui le limitait, tandis qu'il exerçait les fonctions de médecin à l’Hôtel-Dieu. Puisque l'on vend si bien la chronique de Gargantua (les imprimeurs en deux mois en débitèrent plus que de bibles pendant neuf ans), lui aussi, comme dans le petit livret populaire que nous avons sous les yeux, il dira, sous l'anagramme d'Alcofrybas Nasier Les horribles et espoventables faicts et prouesses du tres renomme Pantagruel roy des Dipsodes fils du grant Gargantua (14).

Une nouveauté qu'il donne à Claude Nourry (il vient de publier chez Gryphe son savant Cuspidius) (15), un livre sans prétentions, issu des oisivetés d'après dîner, en choquant des verres pendant l'été si chaud. François Rabelais parle aux buveurs et le médecin aux vérolés. Mais quel beau livre, d'aspect seulement populaire, si avenant dans son long petit format, est Pantagruel encore imprimé lettres gothiques, un livre qui semble écrit seulement pour rire, pour vivre en joie, un livre où nous ne voyons d'abord que bouffonneries, prouesses fabuleuses, mystifications, mais où nous retrouvons bientôt l'esprit critique du petit cénacle de Fontenay-le-Comte, les souvenirs de la jeunesse studieuse de Rabelais, et pour tout dire son idéal d'humaniste et d'érudit : vivre suivant la nature, loin des hypocrites et des bigots, dans la Thélème refuge du sage (on pense à Bonivet et aussi aux jardins (le Ligugé). Ces narrés joyeux auraient-ils vu le jour sans la lecture et le succès des Grandes et inestimables Cronicques ? on peut se le demander. Mais voici qu'à son tour Pantagruel, qui allègue leur plaisante autorité, connait un succès non moins considérable (16). Rabelais a mis au monde un héros qui est tout aussi populaire que le populaire Gargantua. Un almanach consacrera sa réputation soudaine.

Reproduire cet almanach comique de l'année 1532, et pour le désigner clairement, la Pantagrueline prognostication, est l'objet de la présente publication (17).

Mais ici tout est clair. L'œuvre est signée par Rabelais de son anagramme : maistre Alcofribas, et il prend, de manière humoristique, le litre d’ « architriclin dudict Pantagruel ». L'ouvrage a paru chez François Juste, logé à Notre-Dame-de-Confort, successeur de Claude Nourry dit le Prince, l'éditeur de Pantagruel. Et sur le titre du livret nous reconnaissons l'image du fol expliquant au clerc les signes du ciel, le bois même qu'on aurait pu trouver à Lyon, en 1499, chez Guillaume Balsarin, quand il publia La grant nef des folz du monde (18).

Mais l'ouvrage pourrait n'être pas signé. Il ne saurait être que de Rabelais. C'est son rire, c'est son style. Et l'homme qui a presque attendu la quarantaine pour se libérer sous l'anagramme, pour écrire en français, pour plaisanter aussi librement, le rare philologue, l'helléniste qui a eu pour maîtres Lucien et Plutarque, met partout le signe de son rire et de sa raillerie. Nous les trouvons à chaque ligne des huit petites pages de la Prognostication. C'était là, d'ailleurs, un genre ancien. Les imprimeurs de la fin du quinzième siècle, à Paris comme à Lyon, avaient publié de ces pronostications pour annoncer aux laboureurs la bonne saison, la guerre, la cherté des vivres, la peste, et aussi des traités d'astrologie judiciaire, puisque les douze signes marquent de leur influence les hommes et les femmes (19). Le vieux Jean Molinet, à Valenciennes, au temps des guerres contre la France, avait écrit nombre de pronostications cocasses, mais le plus souvent à des fins polémique et politiques (20). Rien de tel chez Rabelais. Me Alcofribas Nasier ne console pas la pauvre humanité en attente d'un avenir incertain, pas plus qu'il ne fait de propagande. Il rit et raille ; et c'est déjà comme la cure de santé qu'il proposera plus tard (21). Mais quelle érudition il laisse voir dans ces huit pages d'almanach où interviennent Priscien, Avicenne et Albumasar !

Me François pronostique donc pour les gens étourdis et musards de nature, lui, le pauvre, qui « du nombre d'or non dicitur. Je n'en trouve point ceste annee, quelque calculation que j'en aye, faict... qui en a si s'en defface en moy, qui n'en a sy en cherche. Verte folium » Ah ! le bon raillard qui ne sait dire que la vérité, qui donne la paix du Christ au liseur bénévole, le redresseur des « Prognostications de Louvain faites à l'ombre d'un verre de vin » ! Il est tel que son bon maître Pantagruel, le roi d'Utopie, qui a placé aux frontières de son royaume des gens sûrs pour examiner et filtrer les nouvelles que l'on y apporte. Ainsi prospèrent ses sujets, au point qu'ils boivent aujourd'hui plus que leur saoul et qu'il leur convient répandre le vin en terre. Voici ces grandes nouvelles et essentielles : Dieu est le roi du monde. ! Quelle suite de balourdises, d’évidences, de contrevérités, de coq-à-l'âne, de mots de parade pour soulever le rire des auditeurs à la foire : « Ceste annee les aveugles ne verront que bien peu, les sourdz oyront assez mal, les muetz ne parleront guieres. Les riches se porteront ung peu mieulx que les pouvres et les sains mieulx que les malades ».

C'est bien pour ce public que Rabelais pense et écrit, et non pour les astres des rois, papes et autres grands seigneurs ; pour les saturniens dépourvus de pécune il pronostique ; pour les cagots et les cafards qui se porteront suivant leur argent ; pour les violents qui seront faits évêques des champs, c'est-à-dire pendus (ils les bénissent avec leurs pieds) ; pour les aventuriers et les gagne-deniers, les putains, les maquerelles, les rufians soumis à Vénus et qui doivent se garder de la vérole. Que de bonheur pour le noble royaume de France, sauf les puces noires de la Devinière qui surgiront l'été ! Voilà les grandes nouvelles de l'almanach de 1532, où les royaumes et les empires ont l'honneur d'une ligne méprisante.

Nous sommes au début de janvier 1533. Rabelais touche cette année-là ses gages à l’Hôtel-Dieu de Lyon. La ville est toujours chère à Rabelais qui l'aima pour son cercle de savants et de lettrés. Il y retrouve Hubert Sussanneau, Salmon Macrin, Barthélemy Aneau, tandis que la cour y séjourne. Pantagruel est condamné en ces jours par la Faculté de théologie de Paris, comme livre obscène, au témoignage de Calvin. Mais Jean du Bellay, le savant évêque de Paris, que Rabelais aime tant, a reçu du roi François Ier un ordre de mission pour se rendre à Rome. A son passage à Lyon, il prendra Rabelais comme médecin. Vite Rabelais se fait régler ses gages de l'Hôtel­Dieu (17 janvier 1534). Quel bonheur pour notre humaniste, de parcourir cette Rome qu'il connaît bientôt mieux que sa propre maison, ses ruines, ses jardins et ses vignes ! Il veut en écrire un livre, ou plutôt il rapportera à Lyon (le livre convient si bien à cette ville érudite) la topographie de Marliani (22), puisque l'italien a réalisé, mieux qu'il ne saurait le faire, le projet érudit qu'il avait médité sur les vieux quartiers de Rome, avec tant de descriptions, d'inscriptions, de commentaires, le tout augmenté d'un copieux index. Au mois d'août 1534, François Rabelais est de retour à Lyon, ayant payé son tribut à l'amitié et à la science par la dédicace de la topographie de Rome à Jean du Bellay. Mais il est bientôt repris par l'attrait des choses populaires et, cette fois, il dit un adieu presque définitif à la pure érudition, à la philologie. On met en vente la Vie inestimable du grand Gargantua pere de Pantagruel, l'almanach perdu pour l'année 1535. Il n'écrira plus que des livres de « folastries » joyeuses pour le soulagement de ses malades et pour notre plaisir.

Le rire, la divine gaité du vin, l'ivresse des mots, l'enchantement des scènes de la vie populaire, l'idée de la burlesque épopée des géants, voilà ce que François Rabelais a trouvé à Lyon entre 1532 et 1535, sur la quarantaine. Voilà ce que nous rappellent les deux fac-similés que nous commentons aujourd'hui. Regardons avec curiosité la plaquette des Grandes et inestimables Cronicques qui a suscité son génie, la Prognostication qui est de lui, et le situe si bien dans ce milieu populaire des foires de Lyon où l'on vendit son Pantagruel pour la première fois.

Nous le commentons avec piété et gravité, Me François Rabelais, qui eût ri de nous. Car son oeuvre, un trésor d'observations, une peinture fidèle et outrée de la vie, n'est que gaîté, amusement ; et il n'y a pas l'ombre de doctrine chez cet érudit prodigieux et singulier, un artiste incomparable des mots, le plus beau prosateur, le plus beau conteur du seizième siècle, et j'allais dire de tous les siècles, un homme dont la pensée ne dépasse pas en hardiesse celle d'un Jean Bouchet, qui rit des cafards et des bigots avec tous les hommes nouveaux de son âge, qui n'a connu que deux ivresses, celle du vin et aussi celle des mots, Rabelais, le grand fantaisiste plein d'humour, dont l'oeuvre a trouvé son unité et son symbole dans la recherche de la dive bouteille (23).

Notes :
(1) Pour tracer ce petit croquis de Lyon, j'ai utilisé ce qu'en a dit, vers 1500, Jean Lemaire de Belges (Oeuvres... éd. Stecher, t. IV, 1891, p. XV et s.) et l'introduction de M. Abel Lefranc (Oeuvres de François Rabelais, t. I, p. III-X). Voir aussi Baudrier, Bibliographie Lyonnaise.
(2) Ce point a été admirablement mis en lumière par M. Abel Lefranc, dans son introduction à Pantagruel (Oeuvres de François Rabelais, t. III, p. XXV-XXX).
(3) L'exemplaire de la Bibliothèque Nationale est incomplet d'un feuillet. Un exemplaire complet à été découvert par M. Seymour de Ricci à la Bibliothèque de Munich et reproduit par lui dans la Revue des Etudes Rabelaisiennes (1910).
(4) Rabelais était à Lyon le 3 juin 1532, d'après sa lettre à André Tiraqueau, en tête des Lettres médicales, de Giovanni Manardi. Sa nomination comme médecin de l’Hôtel-Dieu de Lyon, en remplacement de Pierre Roland, date du 1er novembre.
(5) La mise en vente de cet opuscule doit dater du début du mois d'août 1532 (R.E.R. IX, 154).
(6) Pour tout ce qui suit, j'ai surtout utilisé le livre charmant et très informé de M. Jean Plattard, L'Adolescence de Rabelais en Poitou, Paris, 1923.
(7) Io. Manardi Feriariens medici epistolarum medicinalium, tomus secundus nunquam antea in Gallia excusus. Lugduni, apud Seb. Gryphium. MDXXXII(Bibl. Nat., 8°, T d34 6).
(8) Hippocratis ac Galeni libri aliquott, ex recognitione Francisci Rabelaesi medici omnibus numeris absolutissimi quorum elenchum sequens pagella indicabit. Apud Gryphum Lugd. 1532(B.N., T23 25).
(9) Comme l'indique le choix de son ex libris en grec :
(10) M. Seymour de Ricci vient de publier une intéressante étude sur ces autographes et les ex libris de Rabelais (Jacques Boulenger, Rabelais à travers les âges. Paris, le Divan, 1925, p. 217-244).
(11) Voir l'introduction de M. Abel Lefranc, « La légende gargantuine » (Oeuvres de François Rabelais, t. I, p. XXVIII-XXXVIII).
(12) Une autre rédaction est l'oeuvre de François Girault ; elle a été découverte à la Bibliothèque Méjanes par M. Seymour de Ricci (R.E.R. 1909) : La grande et merveilleuse vie du tres puissant et redoubté roy de Gargantua... s.l. n.d.
(13) Ch. Brunet pensait que Rabelais en était l’auteur (Recherches bibliographique et critiques sur les éditions originales des cinq livres du roman satirique de Rabelais. Paris, Poitiers, 1852). Nous partagerons absolument le point de vue de M. Abel Lefranc qui a soutenu le contraire (Oeuvres de François Rabelais, I, p. XXXVIII-XLIII).
(14) 0n doit à M. Abel Lefranc la preuve que le Pantagruel date de 1532. Cette première édition, sans date, a été imprimée à Lyon, chez Claude Nourry, dit le Prince, près notre-Dame-de-Confort (R.E.R., IX, 154 et introduction aux Oeuvres, t. III).
(15) Ex reliquiis venerandae antiquitatis Lucii Cuspidii testamentum. Item contractus venditionis, antiquis Romanorum, temporibus initus. Apud Gryphium, Lugduni, 1532. (B.N., Rés. F. 2145).
(16). Sept éditions au moins entre 1532 et 1534.
(17) Bibliothèque Nationale, Rés. Y2 2125, à la suite des Grandes et inestimables Cronicques. On en connait trois éditions.
(18) Bibliothèque Nationale, Rés. h3, 2125, fol. 43vo.
(19) Voir le Manuel du Libraire, de G.Brunet. (t. IV, col.901).
(20) Le ms. 105 de Tournai en contient une collection importante ; ms. James de Rothschild, fol. 177-179 et les Faicts et dictz, fol. 97.
(21) Voir, entre autres, l'admirable préface du Quart Livre de 1552, adressé à Odet de Chastillon, le premier protecteur de Ronsard, et d'autres libres esprits de ce temps.
(22) Topographia antiquae Romae, Iohanne Bartholomaeo Marliano Patritio Mediolanensi autore. Apud Seb. Gryphium, Lugduni, 1534 (Bibliothèque Nationale, Rés. Y. 2430).
(23) M. Abel Lefranc vient de le rappeler dans une admirable étude que je préfère à certaines indications de l’introduction à Pantagruel (Revue du Seizième Siècle, 1924).