jeudi 12 juin 2008

Jean de Boschère (1878-1953)


  • Contes de la neige et de la nuit / Jean de Boschère ; présentés par André Lebois, illustrés par l'auteur.- [S. l.] : L'Amitié par le Livre, 1954.- 325 p.-[6] f. de pl. : ill. ; 19 cm.
    • Il a été tiré de Contes de la neige et de la pluie sur bouffant gothic sept cent cinquante exemplaires numérotés de 1 à 750 et contenant une suite de six dessins de l'auteur.

PRÉSENTATION

Jean de Boschère naît à Uccle en Brabant, le 5 Juillet 1881. Ses parents s'installent à Lierre, en Campine, quand il a cinq ans. Son père, Charles de Boschère est un savant, — et son fils lui devra ses dons d'entomolo­giste, de botaniste, de naturaliste, — mais son positi­visme d'homme de science se heurte à l'hostilité des cléricaux et des bourgeois du lieu : professeurs, mar­chands et militaires, qui le briment et l'aigrissent. La maman est une Anglaise, fougueuse, inquiète. Jean et ses trois sœurs vivent dans une atmosphère triste et tendue. Le garçon est très frappé quand sa mère, excédée par sa turbulence, le repousse comme un démon : « Vade retro Satanas ! » Il adoptera ce nom de Satan, ou de l'Obscur, comme pseudonyme. Il reporte le meilleur de son affection sur Marthe, sa sœur, dont toute la ville se moque parce qu'elle a un bec-de-lièvre. L'histoire de leur adolescence tourmentée et rageuse sera le thème du premier volume de ses extraordinaires mémoires romancés, où la poésie et la vérité se mêlent d'une manière inextricable : Marthe et l'Enragé (Émile-Paul, 1927). Et les souvenirs d'enfance ne cesseront d'inspirer le poète.

Il publie des volumes de critique d'art en 1907 (Quentin Metsys), 1909 (La Sculpture au XVe et XVIe siècles), 1910 (Essai sur la dialectique du dessin). Des amitiés littéraires président à ses premiers essais : Adrien Mithouard, l'auteur injustement oublié du Pauvre Pêcheur et du Tourment de l'Unité, publie dans sa Bibliothèque de l'Occident les recueils de Jean de Boschère : Béâle-Gryne, aujourd'hui introu­vable, (1907), Dolorine et les Ombres (1911), et Métiers Divins (1913), en partie reproduit dans Le Bourg (Émile-Paul, 1922). Au grand poète Max Elskamp, Jean de Boschère consacre une monographie (1914). Il échange avec André Suarès une longue et passion­nante correspondance.

Gravement blessé en 1914, la fin de la guerre le trouve à Londres, où ses poèmes (The Closed Door, Job le pauvre, publiés avec version anglaise) exercent une influence profonde sur les Imagistes anglais et améri­cains et surtout sur T. S. Eliot. Il est l'ami de plusieurs « prix Nobel » futurs : Sinclair Lewis, Galsworthy, Yeats ; de James Joyce ; de D.-H.Lawrence. Ses eaux-fortes et dessins sont célèbres ; on affiche son portrait dans les couloirs du métro londonien, où, à cause de son prénom, qui est féminin en anglais, le public le croit une vieille dame. Sa situation matérielle est difficile : il montre le latin aux pensionnaires d'un marchand de soupe des faubourgs ; le tragique de ses années d'exil, il l'exprime dans Ulysse bâtit son lit,qui paraîtra chez Fourcade en 1929. Il publie plusieurs ouvrages en anglais. C'est alors qu'il vit la double et douloureuse aventure sentimentale qui lui inspirera son chef-d'œuvre : Satan l'Obscur (Denoël, 1933). Ce livre fulgurant et torturé, écrit dans une langue toute grésillante d'images, fait suite à Marthe et l'Enragé ; il forme le deuxième tome de ses confidences, et appa­raîtra aux historiens comme un phénomène sans précé­dent dans l'histoire du roman français.

La marquise Élisabeth d'Ennetières se penche alors sur le sort du malheureux tourmenté par l'adversité et par ses propres démons ; elle veillera sur lui jusqu'à sa mort. Ensemble, ils mènent à Paris (L'Obscur à Paris, 1937 ; Paris clair-obscur, 1946 ; Vanna, 1946), à Sienne ou dans la campagne romaine, l'existence précaire et exaltante d'artistes qui ne font aucune concession à la foire sur la place littéraire, refusent disciplines, maîtres, écoles, partis, prix et honneurs à recevoir de la main des hommes. Parmi les amitiés qui leur sont précieuses (Portraits d'amis, 1935), il faut surtout citer celle d'Antonin Artaud (« Jean de Boschère m'a fait »), et celle de plus haut, du plus pur poète du demi-siècle : O-V. de L. Milosz, à la gloire de qui Jean de Boschère consacrera maints cahiers et études. Et il y a aussi l'inépuisable fidélité des bêtes et des plantes : les livres de nature, parus chez Stock, unissent à une science infaillible une vision poétique de la création qui leur vaut une place à part dans cette précieuse collection : Les Paons et autres merveilles ; Palombes et colombes ; La Fleur et son parfum. Un dernier ouvrage de ce genre : Le Chant des Haies parut après la mort de l'auteur.

Mais Jean de Boschère était maintenant engagé sur la voie qui devait le mener à la lumière. Son ascétisme n'était plus renoncement passif, mais conquête Il allait vers ce Dieu qui est le Dieu des Évangiles et des dogmes. Pèlerin de l'absolu, il menait sa quête de joie solitaire. Ces préoccupations, qu'on nommera ésoté­riques ou mystiques, faute de meilleur terme, se faisaient jour dès L'Obscur à Paris, mais plus encore dans ces fragments de journal intime que sont les 4 numéros de sa revue : Mouches à miel, et dans les recueils : Élans d'Ivresse (1935) et Dressé, actif, j'attends ! (1936). Cette attente, Jean de Boschère crut un instant qu'elle avait chance d'être comblée par le catholicisme ; c'est l'époque où il voit le chanoine Mugnier, où il donne Joie Grondante à la pieuse Maison du Poète, 1942. Mais trop d'obstacles s'opposaient à ce ralliement. Dans sa solitude intellectuelle quasi totale de la Châtre, où il s'était arrêté pendant l'exode et qu'il ne quittera plus, il achèvera de se conquérir une position spirituelle unique, une foi pour lui seul. En prose et en poèmes, il dira cette illumination, ses joies, et ses déchirements : Derniers poèmes, Nous, les derniers, Héritiers de l'Abime. Il est le « paria couronné ».

Il n'abandonnait pas la critique d'art ; deux volu­mineux ouvrages sur Jérôme Bosch et sur Léonard de Vinci sont encore en partie inédits : un mince Jérôme Bosch est sorti à Bruxelles, en 1947 (Cercle d'art) ; des fragments du Léonard ont paru dans plusieurs revues.

Souvent en contact pendant la Résistance avec des agents anglais parachutés, Jean de Boschère avait été naturalisé Français en 1948. La grande voix de sarcasme et d'amour s'éteignit à Châteauroux, après six semaines d'hôpital. Il repose à la Châtre, où une portion de la rue Nationale va être baptisée rue Jean de Boschère.

Il laisse trois romans inédits : Véronique de Sienne (suite de Satan l'Obscur), Le Poison de Diane, paru en anglais sous le titre : The House of forsaken Hope et L'horloger - de nombreux essais et poèmes ; des Mémoires corrosifs, et le Journal d'un Rebelle Solitaire.

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De ce rebelle, de sa solitude cruellement parfaite, La Pipe infernale restitue certains aspects avec une fidélité de miroir. Assimiler Pierre Morain à l'auteur serait excessif ; pourtant c'est le même ascète, — dont les ermitages successifs redoutaient « l'arrogante sonnerie du bronze fêlé », l'impudence de la sonnette annonçant des visiteurs égorgeurs du silence, — qui regarde ici par la fenêtre « des houppes de duvet rose estomper le ciel au-dessus de chaque réverbère ». On de cette nouvelle, le style incisif tendu, la langue hostile à tout cliché, l'atmosphère tout de suite familière aux lecteurs de Satan l'Obscur, l'acuité dans l'analyse, la composition symphonique avec ses thèmes, ses reprises, sa brutale coda, et la lente montée de la
crise, par ondes toujours plus chaudes et plus larges comme dans la folie ou la volupté, vers son paroxysme sanglant. Toutes ces qualités en font un des textes les plus originaux, les plus signés, de Boschère Au contraire, La Grande Neige noire, minutieux, impi­toyable apprentissage de la nuit, pathétique contribution à ce mythe de l'aveugle qui titube à travers nos lettres de L'Homme qui rit à La Nef ; et Gdov ou le Voyage hanté, ses loups, ses pistes blanches, ses calèches cahotantes, ses femmes aux paupières de victimes, ses mâles aux yeux rouges de vices et la romantique candeur de son cavalier chevaleresque, prouvent une objectivité, un détachement inattendus. Dans les parages du Stendhal de Lamiel ou du Mérimée de Lokis, Jean de Boschère pouvait se tailler un domaine.

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Comme les plus grands, il eut le goût de s'adresser aux petits. Gœthe, on le sait, ne dédaigna pas de récrire les aventures de Renard pour ces vrais lecteurs des poètes. Jean de Boschère avait préservé les facultés d'émerveillement d'une enfance enchantée par Alice et les Histoires comme ça, les albums de Kate Greenaway et le Peter Pan de Barrie. On en retrouvera les sortilèges britanniques dans les deux histoires de bêtes, si Walt Disney n'a pas de sourire plus ému que celui de ce contempteur du théâtre et du cinéma, tout au long de l'histoire de Grollier. A la liberté inventive, à la gratuité bariolée et saugrenue du dessin animé s'ajoutent une connaissance et, plus encore, une intuition de la vie animale, de ses joies, de ses alertes, de ses drames, qui rappellent notre Pergaud. Des apologues renouvelés des fabulistes, de Ménénius Agrippa ou de Marot, jalonnent ces récits parfois philosophiques. Aux éducateurs d'en pressentir et d'en tirer la multiple moralité. La Révolte des Chats dépasse d'ailleurs la littérature enfantine : aperçus satiriques sur les constantes de la vanité, de l'arrivisme, et de la lâcheté ; méditation sous-jacente sur les rapports de l'homme et des animaux ; éclairage singulièrement vif projeté sur la tête d'or du Chef, sa soif de se dévouer et son isolement, ses tentations et ses déboires. Enfin, par des évocations, sinistres sous le badinage, de trains de réfugiés et d'exodes, de bons de ravitaillements, jeux interdits et hordes occupantes, ce divertissement allégorique d'un révolté ne nous atteint-il pas dans les hantises inéluctables de notre angoisse d'hier, ou de ce soir, ou de demain ?

André LEBOIS.

A CONSULTER
. - The World of Jean de Boschère (illustré), Londres, 1931 ; L'Année Poétique, n° spécial, mai 1934 ; Jean de Boschère l'Admirable par André Lebois, Luc Estang, Hélène Frémont, Charles-André Grouas (Intercontinentale du Livre, 1952).