- Lapointe et Ropiteau : comédie / Georges Duhamel ; avec neuf bois, dont cinq hors texte, dessinés et gravés par Frans Masereel.- Genève (34, rue des Peupliers) : Éditions du Sablier, 1919.- 81 p. : ill. ; 16,5 cm.
- ; Il a été tiré de cet ouvrage : 1° Dix-sept exemplaires sur papier Japon numérotés à la main de 1 à 17. Le n°1 comprend la suite des neuf dessins originaux. Le n°2 comprend la suite des épreuves d'état signées par l'artiste. 2° Quatre exemplaires sur vieux Japon - hors commerce - et marqués A. B. C. D. Tous les exemplaires sur papier Japon sont signés par l'auteur et l'artiste. 3° Trente-cinq exemplaires sur papier vergé Ingres d'Arches numérotés en chiffres romains de I à XXXV. 4° Sept cent cinquante exemplaires sur vergé volumineux anglais numérotés en chiffres arabes de 1 à 750. Exemplaire n° 608.
Je dois beaucoup à la petite pièce qu'on va lire ; elle m'a fait comprendre une vieille vérité : c'est que l'on peut amuser les hommes en leur dépeignant leur propre misère.
C'est sur la Somme, en 1916, que j'ai rencontré les héros de cette comédie. J'étais occupé, sous une des tentes de notre ambulance, à je ne sais plus quelle triste besogne, quand j'entendis deux blessés se chamailler. Je prêtai l'oreille et ne tardai pas à saisir l'objet de leur querelle : ils comparaient leurs infortunes respectives et chacun d'eux s'obstinait à juger son malheur plus profond, plus varié, moins réparable que celui de l'autre. La controverse allait s'envenimer quand une circonstance futile, dont je n'ai même plus souvenir, en vint soudain changer le cours. Inconsciemment, les deux bonshommes reprirent le procès à rebours, l'un
voulait démontrer à l'autre qu'il était, mieux que lui, choyé par le sort et qu'il gardait
entre les mains de plus enviables débris de
félicité.
Cette naïve comédie de l'orgueil m'impressionna beaucoup. Elle servait encore de thème
à mes méditations lorsque, vers le mois de décembre de la même année, je fus désigné pour accomplir un stage dans une ville de l'arrière-front.
Le maître amical, sous les ordres de qui je me trouvais, me dit un jour en me désignant les blessés parmi lesquels nous vivions : « Vous devriez écrire quelque chose pour amuser ces pauvres gens. »
Cette proposition me troubla fort. Je venais
d'achever la V
IE DES M
ARTYRS ; j'étais accablé
par la misère des hommes, je n'avais plus confiance en la joie. La détresse du monde
m'avait fait oublier le rire. Je ne songeais qu'à consoler. Je souhaitais moins de larmes ; je n'avais pas l'audace de vouloir restaurer la gaieté dans des cœurs visités par tant de souffrance.
Je me mis pourtant à l'ouvrage. Je m'en tins à ce que je savais et racontai l'histoire de Lapointe et Ropiteau.
Apprise par des acteurs-soldats pleins de verve et de bonne volonté, la pièce fut représentée une vingtaine de fois dans les ambulances de la quatrième armée. J'ai assisté à deux de ces représentations et j'en garde un souvenir poignant. Imaginez une humble scène, faite de madriers et de couvertures ; songez à ce public dont une moitié gisait sur des brancards, à ce public d'hommes mutilés qui voyaient leur propre image apparaître sur les tréteaux.
Là, j'ai entendu des hommes rire, rire naïvement, à pleine gorge, pendant la grande demi-heure que demande ce spectacle. Et jamais rire ne fut plus près de m'arracher des larmes.
Tout cela est loin, déjà ! L'Europe pantelante cherche, à travers maintes erreurs, à soigner ses blessures. Elle improvise un avenir sur les ruines irrémédiables de son bonheur. Les hommes qui vont venir ne comprendront bientôt plus rien à l'incroyable évènement dont nous avons été les acteurs épouvantés. Dès demain, on va commencer d'écrire une histoire qui, comme toute Histoire, sera fatalement un immense travestissement de la vérité.
Tout ce qui peut avoir valeur de témoignage mérite sans doute d'être légué à nos enfants. Pourquoi ne pas prononcer le pesant mot de témoignage à l'occasion de cette véridique petite comédie ? J'ai fait d'autres dépositions, plus graves ; je peux bien, dans le dossier, donner place à ce timide éclat de rire. Il ne faut dire que la vérité, mais il faut dire toute la Vérité.
Mai 1919.
G
EORGES D
UHAMEL.