vendredi 23 mai 2008

Hippolyte de Vivès


  • Les petits livres de la rue de Fleurus : un préjugé par mois.- Paris (42, rue de Fleurus) : [s.n.], 1861.- 36 p. ; 19 cm.
    • N°1 (15 mai 1861) : Etudes sur le christianisme au temps de Saint Grégoire de Tours.
    • Les Petits livres de la rue de Fleurus paraissent le 1er de chaque mois ; ce sont alternativement des causeries de religions et des revues de critique littéraire. Les livraisons traitant de matières théologiques restent donc indépendantes de la chronique et formeront au bout de l'année un joli volume comprenant une série d'études sur les préjugés. Nous avons cru inutile de signer cette revue. Les personnes qui croiraient avoir des réclamations à nous adresser nous trouverons tous les jours dans nos bureaux. Les bureau sont rue de Fleurus, 42 ; ils sont ouverts tous les jours de 3 à 6 heures. Prix de l'abonnement : Paris...... 8 francs ; Départements..... 10 francs.

INTRODUCTION

Pousser violemment le monde dans les voies de la civi­lisation, sans tenir compte des transitions, c'est vouloir compromettre la cause du progrès, c'est du moins l'expo­ser aux réactions toujours malheureuses de l'habitude prise. Notre XIXe siècle a hérité de beaucoup des super­stitions et des barbares préjugés des temps passés ; les gens intelligents n'y croient pas, mais ils les pensent né­cessaires au maintien de l'ordre social, ils s'efforcent même de défendre des idées et des usages qui n'appar­tiennent plus à notre temps et qui sont en désaccord avec l'état actuel de nos sciences ; ils prêtent leur appui et leur force à un système épuisé qui ne saurait vivre sans eux, qui cependant est leur ennemi le plus irréconciliable, et qui est fort contre eux de toute la puissance qu'ils lui donnent.

Il est des préjugés qui sont la propriété des classes in­férieures et des femmes. Ceux-là, nous ne nous en occu­perons pas, mais il en est d'autres qui sont réservés aux classes instruites et intelligentes ; ceux-là sont peu nom­breux, mais ils sont d'autant plus difficiles à détruire qu'ils sont plus enracinés, et qu'ils ont pour appui et pour excuse une certaine instruction. Beaucoup de personnes pensent que le christianisme a eu pour mission de civiliser et de moraliser l'univers, qu'il a supprimé l'esclavage, qu'il a favorisé le développement de l'esprit humain et des scien­ces, et que maintenant encore le catholicisme est le plus ferme soutien de la morale publique. Cependant, si nous voulons étudier l'histoire sans parti pris, une chose nous étonnera, c'est que le monde, au temps d'Auguste, au temps payen, était beaucoup plus moral, beaucoup plus instruit, beaucoup plus éclairé qu'il ne le fut dix siècles plus tard sous la domination chrétienne. Qu'on interroge les lettres, les arts et les sciences, la médecine, l'astro­nomie, la physique, l'histoire et la jurisprudence, on verra qu'il fallut quinze ou seize siècles au christianisme pour remonter au niveau de la civilisation de l'époque de César, et encore lutta-t-il toujours contre cette renaissance, s'ef­força-t-il de l'étouffer dans les bûchers ; mais le progrès triompha ; il dut sa victoire aux révoltes du protestan­tisme.

Quant à l'esclavage, il existait dans l'antiquité grecque et romaine, mais c'était une anomalie de cette société, il n'en était pas une nécessité. Le moyen-âge chrétien chan­gea le mot esclavage en servage, qui signifie exactement la même chose ; mais il doubla le nombre de ces nouveaux esclaves, il empira leur sort au lieu de l'améliorer, il in­venta l'esclavage perpétuel, l'esclavage, sans espoir de ré­demption, l'esclavage de père en fils ; il décréta qu'il est une classe d'individus créés exprès pour servir les riches à perpétuité.

Quant à la distinction subtile qu'on a prétendu faire de l'esclave attaché à la glèbe et de l'esclave condamné au service intérieur, elle n'est pas vraie pour le serf du moyen-âge, qui pouvait être parfaitement employé à soi­gner les écuries, les étables et les maisons particulières, comme nous le prouverons, par de nombreuses citations, dans la deuxième partie de notre étude sur le siècle de Grégoire de Tours.

Quant à la morale, il suffit d'ouvrir une chronique du moyen-âge ou des époques mérovingiennes, carlovin­giennes et capétiennes , pour voir combien la société payenne était supérieure à celle des siècles chrétiens, com­bien elle était plus morale et mieux organisée. On nous ré­pond que le christianisme aurait vaincu la démoralisation romaine (qu'on a d'ailleurs exagérée à plaisir pour les be­soins de la cause), s'il n'avait été entravé par l'invasion des Barbares ; ces Barbares étaient des Germains dont les mœurs, dit Tacite, étaient beaucoup plus pures que celles des Romains. En se mélangeant au monde chrétien, non-seulement ils ne pouvaient pas le corrompre, mais ils de­vaient se laisser civiliser et moraliser par une doctrine dont la mission était de tout purifier. D'ailleurs, admettons l'argument de l'invasion germaine, étudions Grégoire de Tours, ensuite nous tournerons nos regards vers Constan­tinople, vers cet empire d'Orient qui est resté intact, vers l'Italie qui a moins que les Gaules souffert de la conquête, et si, après avoir interrogé Procope et Jornandès, nous constatons la même décadence morale et scientifique, nous serons en droit de demander un compte sévère au catho­licisme de la civilisation du monde ancien, qu'elle a étouffée pendant quinze siècles. D'ailleurs, la doctrine chrétienne se dit d'origine divine, elle ne peut donc, se défendre en invoquant des circonstances de lieu et de temps (ses éter­nels arguments), elle doit être parfaite et invariable — (au moins comme doctrine). Malheureusement pour elle nous aurons à dévoiler bien des variations dans ses dogmes et dans ses préceptes de morale.

Le catholicisme s'est encore vanté d'avoir doté le monde de la belle et grande, législation romaine, mais il oublie que cette législation est tout entière du premier siècle avant Jésus-Christ et du premier et du deuxième de notre ère, que cette législation n'est que le droit prétorien, et que Justinien ne fit que compléter et mettre en ordre des matériaux. Le catholicisme oublie de plus qu'il a beau­coup négligé cette splendide législation pendant quinze cents ans, qu'il l'a même presque proscrite en la remplaçant par différentes lois barbares ou canoniques, lois d'iniquité et d'exception.

Mais pourquoi le paganisme a-t-il succombé ? Pourquoi, s'il était si excellent, a-t-il été vaincu par le christianisme ? La civilisation romaine était arrivée à ce point qu'elle ne pouvait ni avancer ni reculer, elle en était venue à penser plus qu'elle ne savait ; les lettres et les arts étaient en dé­cadence, il est vrai, mais ils pouvaient vivre ainsi long­temps en sommeillant, ils auraient retrouvé un printemps. Cette belle société romaine ne dut sa chute qu'au manque de base certaine dans ses sciences ; elle savait beaucoup, mais aucune de ses connaissances n'était classée, coor­donnée ; aucune route n'était tracée pour pénétrer plus avant ; elle donnait beaucoup au hasard, elle complétait son expérience très-incomplète avec son imagination, avec des fictions, des rêveries, des systèmes philosophiques ; elle était devenue mystique. Le catholicisme arriva sur ces entrefaites; il prêchait un Dieu en trois personnes, il ren­versait le polythéisme qui commençait à devenir un peu ri­dicule. Les savants s'emparèrent de cette nouvelle doc­trine qui leur fournissait le moyen d'accorder Platon avec Aristote et qui flattait l'idée scientifique d'alors, laquelle disait que l'univers était commandé par trois forces. Le catholicisme se répandait d'un autre côté dans les basses classes, en organisant la résistance contre les riches, et en fondant des sociétés secrètes communistes ; mais il ne dut son triomphe qu'aux savants qui l'installèrent, comme reli­gion sociale et politique. A peine reconnue, la religion chré­tienne se fit despote, elle transforma en dogmes indiscu­tables les opinions philosophiques du temps. Ses premiers défenseurs, les Origène, les Jérôme, les Athanase, les Baile, les Augustin, qui n'avaient été grands écrivains que parce qu'ils avaient été élevés par la philosophie payenne, furent remplacés par des raisonneurs de mystères par des conteurs de miracles ; le christianisme devint une tyrannie sacerdotale ; il se fit religion du peuple, in­venta des saints et des reliques, proscrivit la raison et engendra la stérilité.

Et voilà comment le dogme arrêta pour longtemps les essorts de l'esprit humain.

Pareille décadence pouvait arriver de notre temps après les brillantes renaissances du XVIe siècle et de l'époque de Louis XIV, car quelques faits nouveaux avaient été pro­duits, mais mille systèmes de fantaisie et d'imagination étaient éclos pour les commenter et les expliquer ; et si ces philosophies avaient pu s'entendre et se grouper autour d'un dogme nouveau, elles auraient pu inventer un autre esclavage de l'esprit humain. Mais le scepticisme triom­pha, des hommes patients eurent le temps d'étudier, d'ob­server, de classer les nouvelles connaissances. Le XIXe siè­cle est commencé, il a trouvé une marche certaine pour la science, il délie maintenant les nouveaux dogmes et il s'affranchit des anciens que la science doit finir par faire disparaître.

Ces préjugés, qui sont le partage des classes riches et instruites, sont presque justifiés par l'éducation qu'on nous donne. Nous sommes habitués à diviser le monde en deux parties, la partie payenne et la partie chrétienne. Nous voyons le paganisme naître et mourir, nous voyons la société chrétienne grandir et se modifier, mais nous n'avons pas étudié les transitions de ces époques ; l'his­toire nous en est mal connue, et nous ne pourrons arriver à juger sainement de ces temps qu'en regardant le christianisme comme une suite du paganisme, suite qui, il faut le dire, a été une décadence évidente.
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Les petits livres de la rue de Fleurus ne s'adressent pas à la foule, ils ne prêchent ni la révolte ni la croisade con­tre l'opinion publique. Ils sont faits pour combattre quel­ques préjugés spéciaux aux gens instruits, que des préoc­cupations de position empêchent souvent de recourir aux sources et d'examiner par eux-mêmes les idées monnayées par la première moitié du XIXe siècle.