samedi 31 mai 2008

Les romans de la Table Ronde (1)


  • Les Romans de la Table Ronde. 1 / nouvellement rédigés par Jacques Boulenger ; préface de Joseph Bédier, de l'Académie française.- Paris : Club français du Livre, 1948.- 252 p. ; 21 cm.- (Classiques ; 6).
    • 1. Merlin l'Enchanteur ; 2. Les Enfances de Lancelot du Lac ; 3. Les Amours de Lancelot du Lac.
    • Cet ouvrage a été achevé d'imprimer le 30 novembre mil neuf cent quarante-sept. Sa présentation à été réalisée d'après les maquettes de Jacques Brailes. Ce volume a été composé en Cheltenham corps dix, tiré sur les presses de F. Bouchy, à Paris, sur velin blanc Featherweight et relié par Engel à Malakoff. Cette édition en tirage limité hors commerce est réservée exclusivement aux membres du Club français du Livre. Elle comprend vingt-six exemplaires marqués A à Z, cent exemplaires numérotés de I à C destinés aux animateurs du club, et deux mille huit cent soixante seize exemplaires numérotés de 1 à 2876. Exemplaire n°1861.

PRÉFACE

Dès son apparition aux alentours de l'an 1225, le roman en prose de Lancelot du Lac fut regardé comme le Miroir de toute che­valerie, comme la Somme de toute courtoisie, comme le Roman des romans. Les plus belles fictions dit cycle de la Table Ronde, déjà contées au douzième siècle par tant de poètes dispersés, s'y trouvaient rassemblées en un seul corps d'ouvrage, et la légende souveraine du saint Graal, entrelacée à ces innombrables légendes de féerie et d'amour, les dominait, les enveloppait toutes de sa splen­deur. Aussi ce grand livre, continûment admiré, ne cessa-t-il, durant des siècles, d'enchanter les coeurs. Pour le maintenir en vogue, des remanieurs, de temps à autre, le récrivaient : il en circulait au quinzième siècle plusieurs versions rajeunies.

Vint la Renaissance. On le lisait encore, à telles en­seignes que les presses parisiennes s'empressèrent, dès 1488, d'en publier, en trois tomes in-folio, un renouvelle­ment que, dans les cinquante années qui suivirent, il fallut jusqu'à cinq fois réimprimer. Or, au milieu du siècle, aux jours où se formait la Pléiade, il put sembler un instant que ce vieux Doctrinal de prouesse et d'honneur, si for­tuné jusqu'alors, allait connaître une fortune nouvelle, plus haute encore.

Car, aux pages de la Défense et illustration de la langue française, où Joachim Du Bellay appelle de ses vœux le Poète futur et lui trace son programme, il lui recommande par-dessus tout de se faire l'émule de l'Arioste et lui dit : « Comme Arioste donc, qui a bien voulu emprunter de nostre langue les noms et l'histoire de son poème, choisy moy quelqu'un de ces beaux vieulx
romans françoys, comme un Lancelot, un Tristan, ou autres, et en fay renaître au monde une admirable Iliade et laborieuse Énéide. »

Ainsi Du Bellay et Ronsard, qu'on se représente à tort comme tout Grecs et tout Latins, ont commencé par recevoir des vieux romanciers de France des inspirations et des leçons. Ainsi Lancelot et la reine Guenièvre, Viviane, Perceval, Galaad ont hanté les bords du petit Liré et du Loir gaulois. Ainsi à l'âge des longs espoirs et des vastes pensers, l'Angevin et le Vendômois, ces artistes ardents et lucides, si pleinement conscients de leur mission de rénovateurs, ne concevaient pas de tâche plus noble que d'animer d'une vie nouvelle nos antiques légendes : « Choisy moi quelqu'un de ces beaux vieulx romans françoys, comme un Lancelot... »

Hélas ! on ne le sait que trop, le conseil ne fut pas suivi. Pour des raisons multiples, les unes accidentelles et les autres profondes, la Pléiade se fraya d'autres voies. « On vit renaître Hector, Andromaque, Ilion, » mais non pas les chevaliers d'Arthur, et la forêt de Brocéliande se dessécha. Vers la fin du siècle, en 1591, le soin de renou­veler une fois encore le Lancelot fut abandonné à quelque commis de librairie, qui le résuma outrageusement en un seul tome, de 166 pages in-8. Alors ce fut la fin : ce roman tomba du décri dans l'oubli. De nos jours, hors du cercle étroit des érudits, quel lettré l'a jamais lu ? Les noms mêmes des héros qu'il met en scène ne sont plus que des grelots vides. Nous ne connaissons plus que par un vers de Dante Galehaut, seigneur des Iles Lointaines, — et Perceval, en français d'aujourd'hui, se prononce Parsifal.

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C'est que le temps a fait son œuvre, dira-t-on, et c'est la loi commune. Sans doute. Encore convient-il de remar­quer que ce livre français, oublié en France, a survécu en Angleterre, en Allemagne, en Italie. Il serait long de suivre en ces divers pays l'histoire de ses destinées. Mais regardons un instant en Angleterre.

En Angleterre vivait, à la veille de la Renaissance, un certain sir Thomas Malory, qui aimait les romans fran­çais. On ne sait rien de lui, sinon qu'il n'était pas un au­teur de métier, mais un petit gentilhomme du comté de Warwick, qui prit part comme combattant à la guerre des Deux-Roses : valens miles, dit son épitaphe, récemment retrouvée. Or ce bon chevalier, épris de notre roman de Lancelot, s'avisa, vers l'an 1470, de le traduire en sa lan­gue, à la libre manière du temps, c'est-à-dire qu'il inséra dans son ouvrage des épisodes empruntés à d'autres modèles français. Le hasard voulut qu'il fût bon écrivain, si bon que sa prose n'a presque pas vieilli. Aussi cette ample composition, la Morte d'Arthur, comme il l'avait intitulée, imprimée d'abord en 1485 par les presses véné­rables de Caxton, maintes fois réimprimée au temps d'Elisabeth et jusqu'en plein dix-septième siècle, et tout au long du dix-neuvième en des éditions sans nombre, demeure-t-elle un livre classique, l'un des joyaux du trésor qui forme en Angleterre le patrimoine spirituel de la nation. Par ce livre, tout Anglais cultivé sait d'enfance les légendes du roi Arthur, de Sir Gawain, de Sir Galaad. C'est de ce livre que Tennyson a tiré les plus belles de ses Idylles du roi, de lui que procèdent les plus précieuses idées poétiques d'un Matthew Arnold et d'un Swinburne, et, dans le domaine de l'art, d'un Burne Jones. Mystérieux pouvoir du goût, d'une langue saine, d'un bon style ! Ce Malory ne fut qu'un traducteur, un adaptateur : sans lui pourtant, dans l'Angleterre d'aujourd'hui, ni la poésie, ni la pensée, ni l'art ne seraient tout à fait ce qu'ils sont.

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Ne se peut-il pas que le vieil auteur du Lancelot ait trouvé enfin, chez nous aussi, un renouveleur digne de lui et qui représente en quelque mesure à nos yeux cet Arioste français dont rêvait la Pléiade, ce Malory que nous en­vions aux lettres anglaises ? Voici que M. Jacques Bou­lenger s'efforce de le remettre en lumière et en honneur. L'entreprise que le comte de Tressait en 1775, puis Paulin Paris en 1868, ont essayé d'accomplir, il la tente à nou­veau, mieux armé que ses devanciers. Il dispose de la ma­gnifique édition du Lancelot, en sept forts volumes in-4°, qu'a publiée à Washington, de 1909 à 1913, aux frais de la Carnegie Institution, M. H. Oskar Sommer (1). Il dis­pose aussi des commentaires multipliés par de récents érudits, de la très ingénieuse et très profonde Etude de Ferdinand Lot sur le roman de Lancelot (1918), du livre pénétrant d'Albert Pauphilet sur la Queste del saint Graal (1921). A lire son premier volume, celui-ci, on voit d'em­blée, à divers indices, que M. Jacques Boulanger n'a négligé aucune de ces sources d'information, et, en outre, que, s'inspirant surtout de la Vulgate, telle que la présente l'édition Sommer, il a connu par surcroît et exploité à l'occasion d'autres versions des mêmes légendes, le Merlin du manuscrit Huth, le Joseph d'Arimathie de Robert de Borron, les poèmes de Chrétien de Troyes, etc.

Tantôt il transcrit sans plus, tantôt, et plus souvent, il adapte. Ainsi a fait avant lui son maître Jean Moréas, en ses Contes de l'ancienne France. Ainsi ont fait plus récemment, chacun selon son tempérament et selon des formules très diverses, tant d'autres renouveleurs, roman­ciers ou poètes. Voyez le drame de Guillaume d'Orange, de Lionel des Rieux et, sous forme narrative, la Légende de Guillaume d'Orange, de Paul Tuffrau ; — et les Contes de la Vierge, de Jérôme et Jean Tharaud ; — les Amours de Frene et Galeran et la Pucelle à la rose, d'André Mariy, — et le Huon de Bordeaux, d'Alexandre Arnoux : multa renascuntur, au prix de quels efforts ingénieux ! Il faut observer patiemment la manière des vieux maîtres, s'im­prégner de leurs couleurs, de leur esprit, puis, procédant comme ils procédaient eux-mêmes à l'égard de conteurs plus anciens, modeler à nouveau la matière épique ou romanesque, élaguer, transposer, combiner, développer ou réduire ; et parfois c'est créer.

Mais j'en appelle à ces récents écrivains, de qui M. Jacques Boulenger se fait l'émule : tous s'accorderont à l'admirer pour l'ampleur et pour la hardiesse de sa tentative. Songeons que ce volume qu'il nous offre, le premier d'une longue série, ne donne encore que le prologue du drame, rien que, l'allegro de la symphonie ; — que la Vul­gate, dans l'édition Sommer, compte 2 800 pages grand in-quarto ; — qu'il sagit d'abréger cette immense histoire sans l'appauvrir, et surtout d'obtenir du lecteur qu'il se plaise aux méandres des aventures, à leur fourmillement et à leur enchevêtrement. Puis, telle est la singulière et inéluctable condition de l'entreprise que les difficultés croissent pour le narrateur à mesure que progresse la narration. Au début, en effet, ce n'est guère que la féerie légère des contes de Bretagne, « si vrais et si plaisants », ce ne sont que des thèmes aimables et brillants de che­valerie et de courtoisie, ceux-là mêmes où se complaisait l'Arioste :

Le Donne, i Cavalier, l'arme, gli amori, Le cortesie...

Mais peu à peu se multiplient les épisodes qui sont des présages et des préfigurations de la Quête du saint Graal, et mystérieusement toutes les aventures s'acheminent et convergent vers la légende sainte, chargée de symboles et de mystère. Peu à peu les « chevaleries terriennes » s'orientent vers les « chevaleries célestes ». Il faudra que paraisse dans l'action le héros qu'ont annoncé les prophé­ties, le chevalier aux armes couleur de feu, le Promis, le Désiré, Galaad, celui que tous à son approche salueront de la même parole d'accueil : « Sire, bien soiez vos venuz, que molt vos avons desiré a veoir » ; car il vient pour rompre les enchantements, pour mettre fin aux temps aventureux, pour animer les chevaliers d'Arthur à la recherche du saint Graal, qui n'est autre que la recherche de Dieu. Il faudra, en un mot, qu'après les livres courtois et féeriques du début, Merlin et Lancelot, se déroule le livre ascétique et mystique du Graal, puis encore le livre tragique de la Mort d'Arthur, où sera dépeint le Crépus­cule des héros.

Quelle diversité des thèmes et des tons, et que d'obstacles rencontrera le narrateur au Pays de la Merveille, sur la routa qu'il se fraye à travers la forêt âpre et dure !

Ces difficultés, bien faites pour tenter un esprit « rom­pu à toutes les métamorphoses » M. Jacques Boulenger, n'en doutons pas, les a mesurées : il aura aimé sa tâche pour ses risques mêmes. La haute aventure qu'il ose tenter, il saura la mener à bien, s'il est muni d'un talis­man. Lequel ? J'ai lu quelque part, dans un de ses livres, ceci :

« La race se marque dans le style par un certain tour vif, naturel, aisé, attique ou extrêmement français (c'est tout de même), qu'on y a de naissance et qu'on n'acquiert jamais ; par une façon inimitable de couper, d'agencer ses phrases, de choisir ses tournures, ses expressions, ses mots mêmes, de manière que tout ait d'abord un air « de chez nous », populaire ensemble et royal à force d'aisance, un je ne sais quoi de fort mais de léger, de traditionnel et de neuf, de vieux comme notre patrie et de jeune comme elle. » (Jacques Boulenger, ...Mais l'art est difficile !
21 série, p. 12.)

Ces lignes, M. Jacques Boulenger les a écrites visible­ment sans retour sur lui-même et à une heure où il ne pensait pas à nos vieux romanciers. Elles leur conviennent pourtant, et j'ose les appliquer à lui comme à eux.

« Sire, bien soiez vos venez, que molt vos avons desiré à veoir. »

Joseph BÉDIER.

(1) Sous ce titre : The Vulgate version of the Arthurian romances, edited front manuscripts in the British Museum.