vendredi 2 mai 2008

Prospectus


  • [Prospectus] Molière, Le Misanthrope précédé d'un Dialogue aux enfers par Anatole France et suivi de la Conversion d'Alceste par Georges Courteline, décorés de 26 compositions de Jeanniot dont 12 gravées sur bois par Florian.- Paris (125, boulevard Saint-Germain) : Editions d'art Edouard Pelletan, 1907.- [8] p. : ill. ; 28 cm.
Il n'est point nécessaire, dans ce prélude à un chef-­d'œuvre incontesté, de justifier le choix que nous avons fait du Misanthrope. Aucun de nos grands critiques, Sainte-Beuve en tête, n'a omis d'exprimer son opinion sur cette comédie, et il n'est point un bibliophile, digne de ce nom, qui n'ait la sienne faite sur ce point.

Mais ce qui nous semble devoir être expliqué, c'est la ma­nière dont nous avons compris l'interprétation graphique et typographique du Misanthrope. Si, en effet, les avis sont unanimes sur la valeur de l'œuvre, la façon de la comprendre varie ; les innombrables éditions qu'on en a faites et plus en­core les comédiens qui jouent Alceste nous en fournissent la preuve.

Ce que nous avons voulu a été de fixer par le crayon et par le burin les types dont Molière peignit les caractères de traits si incisifs et si précis ; de vêtir le texte, par une typographie majestueuse, de la grandeur qui convenait tant aux person­nages qu'au monument que nous voulions élever à l'auteur ; de donner à ce texte ainsi qu'à ces images, le faste d'une colo­ration qui demeurât pourtant livresque ; enfin d'adjoindre au Misanthrope l'aliquid novi par lequel un chef-d'œuvre reprend de la jeunesse en revivant, pour ainsi dire, dans ses enfants.

Abordons tout de suite ce dernier point.

Le Misanthrope a, en effet, été le père de plusieurs œuvres, dont deux au moins passent pour des chefs-d'œuvre, elles aussi. La première est le Philinte, de Fabre dÉglan­tine ; elle est un peu oubliée aujourd'hui. La seconde date d'hier. Elle a pour auteur M. Courteline qu'un critique a pu appeler, sans hyperbole, « le Molière de notre temps ». Or M. Courteline a serré de très près Molière dans La Con­version d'Alceste, non pas seulement en écrivant dans les termes mêmes et avec les tournures favorites de Molière, mais surtout en conservant aux personnages de sa comédie, qui sont ceux du Misanthrope, leur caractère et leur psychologie. Plus que le Philinte de Fabre d'Églantine, La Conver­sion d'Alceste était la suite naturelle du Misanthrope, Alceste étant, dans l'esprit de Molière, le personnage prin­cipal, le prototype de la pièce.

Ensuite nous avons demandé à M. Anatole France de préciser le caractère d'Alceste, sur lequel on dispute encore. Alceste était-il comique, franchement, ou tragique, sous le masque de la comédie ! M. Anatole France, imaginant une rencontre aux Enfers, entre l'abbé Douillet, sorte de Mé­nippe, et le Misanthrope, fait adresser à celui-ci par celui-là de fort piquantes vérités. Alceste dut penser, ce jour-là, que la sincérité sans retouches avait des inconvénients ! Ce dialogue, comme tout ce qu'écrit le maître écrivain, est d'une suprême élégance, d'une dialectique spirituelle et d'une délicieuse ironie.

Voilà donc quels ornements littéraires nous avons cru pou­voir adjoindre à l'œuvre principale. Ils sont de qualité et de rapport étroit avec la célèbre comédie.

En ce qui concerne l'illustration, c'est au maître Jeanniot qu'échut l'honneur de donner aux types de Molière une formu­lation graphique adéquate. Alceste, Philinte, Oronte, Célimène, Arsinoé, Eliante ont trouvé sous la main de ce dessinateur nerveux, de cet artiste si habile à individualiser une figure, leurs physionomies propres et telles qu'on ne peut en imaginer de plus expressives. Ces personnages ont l'air et l'élégance de leur rôle ; ce sont bien des courtisans du grand siècle ; ils en ont l'attitude aisée, le geste élégant, le costume recherché — et exact ! Nous ne saurions dénombrer les multiples essais de l'illustrateur, mais pour qui connaît la probité d'art de M. Jeanniot, — probité proverbiale, oserons- nous dire, parmi les artistes, — l'énumération serait superflue. L'essentiel, d'ailleurs, est que le but soit atteint et, en ces matières, Alceste nous apprend que le temps ne fait rien à l'affaire.

Le parti adopté a été celui des en-têtes et des culs-de-lampe, simples dessins au trait, fac-similés sur bois par M. Ernest Florian, et, pour les hors-texte, des eaux-fortes originales. Celles-ci se divisent en eaux-fortes imprimées avec des encres différentes appropriées au caractère des personnages et rappelant les couleurs dont on se sert pour dessiner : sépia, sanguine, terres, etc., et en eaux-fortes en noir, comprenant, entre autres, deux doubles pages représentant les scènes capitales de l'œuvre : la scène des portraits au deuxième acte, et la scène des billets au cinquième. Pas de décor, pour ne pas rappeler le théâtre, la portée du Misanthrope tenant surtout à la manière dont les personnages sont analysés, plus qu'au ressort dramatique qui les fait agir.

Il ne nous reste plus qu'à mentionner le choix du carac­tère Grandjean pour les comédies et de l'italique Garamond pour le dialogue-préface, sans que ce choix de fontes en usage au XVIIe iècle ait besoin d'être justifié. Nous nous bornerons seulement à souligner l'emploi d'un gros corps qui donne au texte la grande allure qui lui sied et les tirages en rouge et en vert — le vert, la couleur d'Alceste ! — des indications de scènes.

Nous ne nous dissimulons pas qu'il y a là une certaine recherche, mais la couleur rend la page chantante et nous sommes ici dans la comédie, parmi les poudres et les satins, et la typographie peut, aussi bien que l'illustration, suggérer le brillant de la société fastueuse de Louis XIV.

C'est, au demeurant, à la typographie qu'il appartient de donner au livre son caractère, et l'on peut affirmer qu'un livre n'est vraiment complet qu'à cette condition.

E. P.