mardi 6 mai 2008

Michel de Ghelderode (1898-1962)


  • Mes statues / Michel de Ghelderode ; [ill. de Fernand Van Hamme].- Edition originale.- Bruxelles : Les Editions du Carrefour, 1943.-103 p. : ill. ; 23 cm.
    • Cet ouvrage de Michel de Ghelderode a été composé en Egmont romain corps 12 et en Egmont italique corps 12 pour la paraphrase et la supplique. Il a été imprimé en juin 1943 sur les presses de l'imprimerie Laconti, S. A., à Bruxelles. Les cadres de lettrines et les culs-de-lampe sont de Maurice Mahy. Les illustrations hors texte de Fernand van Hamme ont été reproduites par l'électrotypie à Genval. Il a été tiré de cet ouvrage 274 exemplaires répartis comme suit : 200 exemplaires in-quarto couronne sur vélin supérieur Perennis, numérotés de 51 à 250 ; 60 exemplaires in-quarto couronne sur vélin supérieur Perennis, signés par l'auteur et enrichis d'une double suite, tirée en sépia, et signés par l'artiste ; 50 de ces exemplaires ont été numérotés de 1 à 50, 10 ont été marqués H. C. I à H. C. X et sont réservés aux divers collaborateurs de la présente édition ; 14 exemplaires sur vergé d'Ingres, réimposés en in-quarto coquille, enrichis de la double suite signée, d'un fragment du manuscrit signé par l'auteur et d'un dessin original, ont été marqués de A à N. - Ces 274 exemplaires constituent proprement et authentiquement l'édition originale du présent ouvrage de Michel de Ghelderode. [Exemplaire n°] 154.

PARAPHRASE

SI j'étais prince ou tyran, je peuplerais sans aucun doute mes palais de poëtes, de musicants, de ballerins , je réveille­rais les mimes, je réhabiliterais les bouffons ; mais surtout, j'érigerais des statues, dans les salles et les jardins, sur les façades et sur les toits, et là même où nul n'en supporterait ; de sorte qu'on m'attribuerait une noble et dispendieuse folie. Les sculpteurs seraient heureux dans leurs chantiers sonores, où le marbre musical arriverait sans répit, traîné par d'énormes chevaux fumants. J'aurais la sagesse — car toute folie implique une sagesse égale — de ne me pas faire statufier, encore que je prendrais la précaution de des­siner mon mausolée. Comme de bien entendu, j'agirais à l'encontre des goûts communs, ne perdant jamais de vue qu'une des principales jouissances d'un être supérieur est dans l'offense à la canaille : j'érigerais des statues détestées, incom­préhensibles, qui attendraient leur temps... Seulement, ma mère me donna le jour en un siècle qui n'est pas le mien, ce dont j'ai moult enragé, et je ne suis ni tyran ni prince... Alors, que faire, en cet interrègne qui va du berceau à la tombe ? Carpe diem... Mais il y a la façon ! J'aurai aimé ce qui méri­tait de l'être, possédé ce que je comprenais ; et ainsi puis-je affirmer avoir été très riche ! Entre autres, j'ai chéri les statues de mes chemins — ces apparus, ces signes, que mes contemporains tous voient, mais jamais ne regardent. Elles existaient pour moi seul, et en cela, ma jouissance était tyran­nique et princière véritablement. Je me croyais digne d'elles ; ma fidélité à leur endroit ne s'est jamais démentie. Partout, dans les places et les parcs, dans les églises et les cimetières, j'ai vénéré leur entéléchique dignité ; j'ai savouré la qualité de leur silence. Sans doute m'a-t-il fallu récuser la plupart d'elles, odieux simulacres, grotesques effigies, la laideur éter­nisée sur socle ; je ne les méprisais point, par respect de la matière dont elles sont faites ; je les ignorais. Ma ferveur allait à certaines d'elles, par suite de secrètes accordances, et mes élues, je le pressens, ne me seront pas très disputées. Mon choix importe seul. Car il en est du monde des statues comme du monde tout court : les médiocres occupent les avenues et attirent les coups de chapeau ; les beaux caractères, les exceptionnels servent à boucher l'horizon, en attendant la relégation, et conviennent aux levers de pattes des roquets de la bourgeoisie... Suivez-moi si vous m'aimez un peu, et vous saurez qui j'aime. Trente ans déjà que je m'éveillai ce citadin, ce promeneur si distraitement attentif qui a vu mourir sa Ville, et parfois ferme les yeux, quand il la rebâtit en rêve ! Et si mes statues vous déplaisent, quittez-moi sans rien en dire : je ne m'en daignerai apercevoir.