- En 18.. : un premier livre / par Edmond & Jules de Goncourt ; avec une préface d'Edmond de Goncourt et un portrait des auteurs, gravé par A. Descaves d'après une photographie du temps.- A Bruxelles (65, rue des Palais) : Chez Henry Kistemaeckers éditeur, [1884].- XII-288 p.-[1] f. de pl. en front. ; 17,5 cm.
- Il a été tiré de cet ouvrage 25 exemplaires papier impérial du Japon - contenant un double épreuve de la gravure - et numérotés à la presse.
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HISTOIRE D'UN PREMIER LIVRE
LE 1er décembre 1851, nous nous couchions, mon frère et moi, dans le bienheureux état d'esprit de jeunes auteurs attendant, pour le jour suivant, l'apparition de leur premier volume aux étalages des libraires, et même assez avant dans la matinée du lendemain, nous rêvions d'éditions, d'éditions sans nombre... quand, claquant les portes, entrait bruyamment dans ma chambre le cousin Blamont, un ci-devant garde du corps, devenu un conservateur
poivre et sel, asthmatique et rageur.
- Nom de Dieu, c'est fait ! — soufflait-il.
- Quoi, c'est fait ?
- Eh bien, le coup d'État !
- Ah fichtre... et notre roman dont la mise en vente doit avoir lieu aujourd'hui !
— Votre roman... un roman... la France se fout pas mal des romans aujourd'hui, mes gaillards ! - et par un geste qui lui était habituel, croisant sa redingote sur le ventre, comme on sangle un ceinturon, il prenait congé de nous et allait porter la triomphante nouvelle, du quartier Notre-Dame-de-Lorette au faubourg Saint-Germain, en tous les logis de sa connaissance, encore mal éveillés.
Nous nous jetions à bas de nos lits, et bien vite nous étions dans la rue.
Dans la rue, les yeux aussitôt aux affiches - et égoïstement, nous l'avouons,— au milieu de tout ce papier fraîchement
placardé, proclamant un changement de régime pour notre pays, nous cherchions - “la nôtre d'affiche„ , l'affiche qui devait annoncer à Paris la publication d'E
N 18.. et apprendre à la France et au monde les noms de deux hommes de lettres de plus :
MM. Edmond et Jules de Goncourt.
L'affiche manquait aux murs. Et la raison en était ceci : Gerdès, qui se trouvait à la fois, ô ironie ! l'imprimeur de
LA REVUE DES DEUX MONDES et d'E
N 18.., Gerdès, dont l'imprimerie avait été occupée par la troupe, hanté par l'idée qu'on pouvait prendre certaines phrases d'un chapitre politique du livre pour des allusions à l'événement du jour, et au fond tout plein de méfiance pour ce titre bizarre, incompréhensible, cabalistique, et dans lequel il craignait qu'on ne vît un rappel dissimulé du 18 brumaire, Gerdès qui manquait d'héroïsme, avait de son propre mouvement jeté le paquet d'affiches au feu.
C'était vraiment de la mal-chance pour des auteurs de publier leur premier volume, (1) juste le jour d'un coup d'État, et nous en fîmes l'expérience en ces semailles cruelles, où toute l'attention du public est à la politique.
Et cependant nous eûmes une surprise. Le monde politique attendait curieusement le feuilleton de Janin. On croyait à une escarmouche de plume, à un feuilleton de combat des
DÉBATS sur n'importe quel thème, à un spirituel engagement de l'écrivain orléaniste avec le nouveau César. Par un hasard qui nous rendit bien heureux, le feuilleton de J. J. était consacré à E
N 18.., spirituellement battu et brouillé avec
LA DINDE TRUFFÉE de M. Vagin, et
LES CRAPAUDS IMMORTELS de MM. Clairville et Dumanoir.
Jules Janin parlant tout le temps de notre livre, nous fouettait avec de l'ironie, nous pardonnait avec de l'estime et des paroles sérieuses, et présentait notre jeunesse au public en l'excusant, en lui serrant la main : une critique à la fois très blagueuse et très paternelle. Il disait :
« Encore un mot, un mot sérieux, si je puis parler ici aux deux frères, MM. Edmond et Jules de Goncourt. Ils sont jeunes, ils sont hardis, ils ont le feu sacré ; ils trouvent parfois des mots, des phrases, des sons, des accents ! je les loue et les blâme ! Ils se perdent de gaieté de coeur ! lis abusent déjà, les malheureux, des plus charmantes qualités de l'esprit ! Ils ne voient pas que ces tristes excès les conduisent tout droit à l'abîme, au néant ! Ils ne comprennent pas que pour un curieux de ma sorte, un enthousiaste, un fanatique de style qui se trouve content et satisfait, si par hasard il rencontre en quelque tarte narbonnaise, un mot vrai, un mot trouvé, le commun des lecteurs, le commun des martyrs, rassasié de ces folies du style en délire, aussitôt les rejette et n'en veut plus entendre parler, une fois qu'il a porté à ses lèvres ce breuvage frelaté où se mêlent sans se confondre les plus extrêmes saveurs. A quoi bon les excès de la forme que ne rachète pas la moralité du fond ? Que nous veulent ces audaces stériles, et quel profit peuvent retirer de ces tentatives coupables, deux jeunes gens que l'ardeur généreuse du travail et le zèle ardent de l'inspiration pourraient placer si haut ? Comment ce défi cruel à leurs maîtres ! Comment cette injure aux chefs-d'œuvre !...
« ... Eh Dieu, il y a pourtant une page enchanteresse dans votre livre, une certaine description du
Bas-Meudon qu'on voudrait enlever de ces broussailles pour la placer dans un cadre à part, à côté d'un paysage de Jules Dupré. »
Mais en dépit du feuilleton de J. J., si en faveur encore dans ces années, et si lu pendant ce mois de décembre 1851, nous vendions en tout et pour tout une soixantaine d'exemplaires de l'infortuné E
N 18.. Quelques mois après, l'éditeur Dumineray, le seul éditeur parisien qui avait consenti à mettre son nom sur la couverture de notre bouquin, nous priait de le débarrasser du millier d'exemplaires restant, dont l'emmagasinement le gênait. Et l'édition rapportée chez nous et jetée sur le carreau d'une mansarde, deux ou trois années après, comme nous étions montés dans cette mansarde, je ne sais plus pourquoi, nous nous mettions, chacun dans un coin, assis par terre, à relire un exemplaire ramassé dans le tas — et nous trouvions, ce jour-là, notre premier roman, si faible, si incomplet, si enfantin, que nous nous décidions à brûler le tas.
Aujourd'hui que plus de trente ans se sont passés depuis l'autodafé d'E
N 18.., je n'estime pas beaucoup meilleur le volume, mais je le regarde, ainsi que Mme Sand m'a appris à le considérer, comme un intéressant embryon de nos romans de plus tard, comme un premier livre contenant très curieusement en germe les qualités et les défauts de notre talent, lors de sa complète formation, — en un mot, comme une curiosité littéraire qui peut être l'amusement et l'instruction de quelques-uns.
C'est mal fait, ce n'est pas fait, si vous le voulez, ce livre ! mais les fières révoltes, les endiablés soulèvements, les forts blasphèmes à l'endroit des religions de toutes sortes, la crâne affiche d'indépendance littéraire et artistique, le hautain
révolutionnarisme prêché en ces pages ; puis quelle recherche de l'érudition, quelle curiosité de la science, – et dans quelle littérature légère de débutant, trouverez-vous ce ferraillement des hautes conversations, cette prestidigitation des paradoxes, cette verve qui, plus tard, tout à fait maîtresse d'elle-même, enlèvera les morceaux de bravoure de
CHARLES DEMAILLY et de
MANETTE SALOMON, et encore ce remuement des problèmes qu'agitent les bouquins les plus sérieux, et, tout le long du volume, cet effort et cette aspiration des auteurs vers les sommets de la pensée ? Oui, encore une fois, c'est bien entendu, un avorton de roman, mais déjà fabriqué à la façon sérieuse des romans d'à-présent.
Oh, ce qui fait le livre mauvais, je le sais mieux que personne ! C'est une recherche agaçante de l'esprit, c'est un dialogue dont la langue parlée est faite avec des phrases de livre, c'est un
coquetage amoureux d'une fausseté insupportable, insupportable. Quant à notre style, il est encore bien trop plaqué du plus beau romantisme de 1830, de son clinquant, de son
similor. On y compare le plus naturellement du monde la blancheur de la peau des femmes avec l'amalgatolithe, et les retlets bleuâtres de leur chevelure noire avec les aciers à la trempe de Coulauxa, etc., etc.
Il existe un vice plus radical dans le style de ce roman d'E
N 18.. Il est composé de deux styles disparates : d'un style alors amoureux de Janin, celui du frère cadet, d'un style alors amoureux de Théophile Gautier, celui du frère aîné ; — et ces deux styles ne se sont point fondus, amalgamés en un style personnel, rejettent et l'excessif sautillement de Janin et la trop grosse matérialité de Gautier, un style dont Michelet voulait bien dire plus tard, qu'il donnait à voir d'une manière toute spéciale les objets d'art du XVIII siècle, un style peut-être trop ambitieux de choses impossibles, et auquel, dans une gronderie amicale, Sainte-Beuve reprochait de vouloir rendre
l'âme des paysages et de chercher à attraper
le mouvement dans la couleur, un style enfin tel quel et qu'on peut juger diversement, mais un style arrivé à être bien un.
Au fond, la grande faiblesse du livre, veut-on la savoir ? la voici : quand nous l'avons écrit, nous n'avions pas encore la vision directe de l'humanité, la vision sans souvenirs et réminiscences aucunes d'une humanité apprise dans les livres. Et cette vision directe, c'est ce qui fait pour moi le romancier original.
Tous ces défauts, je suis le premier à les reconnaître, mais aussi que de manières de voir, de systèmes, d'idées en faveur, à l'heure présente, auprès de l'attention publique, commencent à prendre voix, à balbutier dans ce méchant petit volume. On y rencontre et du
déterminisme, et du
pessimisme et voire même du
japonisme.
Non vraiment, on ne peut nier aux auteurs un certain flair des goûts futurs de la pensée et de l'esprit français en incubation dans l'air. Et, pressentiment bizarre, l'héroïne de ce livre se trouve être une espionne prussienne.
Donc après m'être longtemps refusé à la réédition de ce premier livre, sur une toute récente lecture, je me suis rendu aux aimables et pressantes instances du vaillant éditeur belge, désireux de le joindre dans sa bibliothèque aux premiers livres des
jeunes de ce temps.
Je demande seulement comme une grâce à mon lecteur de demain, qu'au lieu et place de
Kistemaeckers, Bruxelles 1884, il veuille bien s'imaginer lire sur la couverture du volume, le titre de la première édition :
PARIS,
CHEZ DUMINERAY, ÉDITEUR,
RUE RICHELIEU,52.
1851
EDMOND DE GONCOURT.
Château de Jean d'Heurs, août 84.
(1) E
N 18.. paraissait dans la première huitaine de décembre avec cette note au verso du titre :
Ce roman a été livré à l'impression le 5 novembre. Sauf les couvertures, il était complètement imprimé le 1er
décembre. Au reste, — qui le lira ?