lundi 23 juin 2014

Anthologie (5)

  • Anthologie de la nouvelle prose française.- Paris (6, rue Blanche) : Aux Éditions du Sagittaire chez Simon Kra, 1926.- 399 p. ; 19,5 cm.
    • Il a été tiré de cet ouvrage : 30 exemplaires sur Japon, numérotés de 1 à 30 ; 60 exemplaires sur Hollande, numérotés de 31 à 90 ; 575 exemplaires sur vélin, numérotés de 91 à 665.

PRÉFACE

II est incontestable que nous assistons depuis une dizaine d'années à une évolution de la langue française. Certains critiques jugent que cette évolution est regrettable, d'autres estiment qu'elle annonce les débuts d'une renaissance. Dès lors il nous a paru opportun de grouper et de présenter les écrivains que le public considère dès à présent comme des novateurs, comme les principaux artisans de cette renaissance. Il ne s'agissait évidemment pas de publier des morceaux choisis des prosateurs du XXe siècle ni de réunir des proses de tous les novateurs sans exception. L'on peut dire en effet sans ironie que, grâce à la faveur dont jouit le roman, ils sont aujourd'hui légion.

L'extrême avidité du public pour tout ce qui à tort ou à raison se publie sous le nom de roman a déjà été longuement commentée, expliquée, critiquée et il ne convient pas au cours de cette préface de revenir sur ce sujet. Ce qui, à notre sens, importe, c'est l'extraordinaire modification qu'ont subi la langue et le style français. Cette transformation rapide était sans doute inévitable.

Pendant les années qui suivirent la guerre, le public, celui qu'on appelle le gros, se passionna pour la littérature en général et pour le roman en particulier. Cette vogue inouïe permit aux éditeurs de tirer à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires des livres qui avant la guerre auraient attiré péniblement l'attention de deux ou de trois mille lecteurs. On organisa commercialement, à l'américaine, les maisons d'éditions et bientôt la publicité s'en mêla. Le succès couronna ces efforts et les éditeurs gourmands se jetèrent avidement sur les romanciers et négligèrent, les autres. Bientôt tous ceux qui maniaient une plume s'employèrent à fabriquer des romans.

Tous les écrivains dont certains auraient pu, ou voulu être, en d'autres temps des philosophes, des critiques, des poètes, des esthéticiens, des humoristes, des auteurs dramatiques, se mirent à composer des romans et apportèrent à ce genre littéraire la déformation que leur imposait nécessairement leur esprit naturellement voué à d'autres travaux.

Ils mettaient à la portée du public, avaleur de romans, non seulement le tour d'esprit, mais la langue philosophique, poétique, critique... Le vocabulaire spécial, le style caractéristique, les images particulières, bon gré mal gré, furent introduits dans cette prose pour lecteurs d'anecdotes.

Bien peu d'écrivains échappèrent à cet esclavage et la langue, grâce à ces nouvelles mœurs introduites dans la littérature, subit une évolution rapide.

Il est évident que les discussions souvent passionnées, soulevées par la publication de certains romans peu conformes à la tradition, provoquaient chez beaucoup de romanciers des réflexions, des réactions et des attitudes qui les poussaient à se renouveler et à chercher à s'élever au-dessus de la banalité de l'énorme production.

Il faudrait encore signaler la considérable influence des romans étrangers qui furent abondamment traduits ces dernières années. Certains critiques ont même déclaré quelquefois avec ironie, souvent avec conviction, que beaucoup d'écrivains nouveaux avaient appris à écrire le français en lisant les traductions d'auteurs russes ou anglais. Sans doute il y a dans cette affirmation une grande part d'exagération, mais il n'en est pas moins vrai que la très grande vogue des traductions a eu une influence sur la langue que créent actuellement quelques écrivains. On a pu voir en ces dernières années se grouper autour d'Anatole France, qui forgeait habilement son style en s'inspirant pour ainsi dire uniquement de Racine et de Voltaire, un chœur d'admirateurs qui faisaient profession de réagir contre ces nouvelles tendances de la prose française. Mais on a vu aussi un grand nombre d'écrivains avouer qu'ils avaient subi et subissaient encore l'influence de Dostoïevsky. D'ailleurs, non seulement la plupart des écrivains dits modernes sont de grands lecteurs d'ouvrages étrangers mais beaucoup sont en outre de grands voyageurs et de remarquables polyglottes.

On doit aussi signaler que la poésie et surtout cette poésie nouvelle amie des images, des assonances et des dislocations de la syntaxe, a exercé sur la prose une poussée très forte : elle lui a donné un ton très spécial. Cette soumission de la prose est un des plus importants phénomènes que l'on puisse constater lorsque l'on étudie les prosateurs d'aujourd'hui. Il est quelquefois difficile de ne pas considérer certains romanciers comme des poètes qui écrivent en prose.

Nous ne pourrons donc dans ce livre que choisir les auteurs qui nous ont paru les plus caractéristiques de notre époque. Certains auteurs que nous avons laissés volontairement de côté sont sans aucun doute des grands romanciers, ou des écrivains d'un incontestable talent. Ils respectent la tradition, et leur profondeur ou leur puissance sont comparables à celles de leurs Maîtres, les grands écrivains français du XVIIe, du XVIIIe et du XIXe siècle.

Le choix que nous avons fait a été guidé par le désir de donner des exemples. Nous nous sommes interdits de juger.

Cette méthode est à notre sens la seule possible lorsqu'il s'agit de publier un recueil de ce genre, une anthologie de la prose moderne. Si nous ne l'avions pas fidèlement suivie il nous aurait fallu publier plusieurs volumes.

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Il est possible de distinguer dans la poésie française moderne sinon des écoles du moins des courants et de grouper les poètes suivant des tendances, selon des sympathies. Les prosateurs français modernes s'ignorent les uns les autres et travaillent chacun de leur côté sans se soucier de se connaître. Ils écrivent dans toutes les directions selon une esthétique qui leur est personnelle et en créant pour leur propre usage un style ou une manière. Les plus grands, les plus admirés d'entre eux, n'exercent à proprement parler qu'une influence morale. Pour ne citer qu'un exemple particulièrement caractéristique, nous pouvons constater que Marcel Proust, qui a des fervents admirateurs, des amis passionnés, des commentateurs spécialisés, n'a pas encore de véritables disciples : personne encore n'écrit comme l'auteur du Côté de chez Swann, à moins qu'il ne s'agisse de pastiche.

Nous ne parlons en ce moment que de la langue et du style car il serait fou de vouloir nier l'influence de l'esprit de certains écrivains dont nous publions les pages. Il est indéniable que l'influence d'André Gide, par exemple, a été et est encore considérable. Mais par contre le style de l'auteur de l'Immoraliste n'a pas réellement servi de modèle aux écrivains qui ont entrepris d'écrire depuis quelques années.

L'état de la prose française, si l'on en juge par les quelques exemples caractéristiques que nous en donnons, présente une singulière anomalie : une indéniable richesse, mais pas de ligne nette, pas de style au sens que nous donnons aujourd'hui à ce mot. Sans doute les critiques qui vivaient au XVIIe ou au XVIIIe siècle ne songeaient pas à distinguer, et ils ne le pouvaient peut-être pas, le style de leur époque, mais ne voyaient que les différences qui séparaient les écrivains de leur époque. Nous sommes sans doute le jouet de la même illusion d'optique par manque de recul. Le choix que nous avons fait en toute sincérité et en toute impartialité n'est peut-être pas celui que les fabricants d'anthologies feraient dans cinquante ou cent ans, mais nous croyons qu'ils considéreront ce livre comme un document, et c'est à ce titre que nous le publions.

Nous avons dû, en effet, nous limiter et choisir, sous peine de publier une vingtaine de volumes de 500 pages. C'est volontairement que nous n'avons publié qu'une vingtaine de textes. Ce choix soulèvera probablement de très nombreuses critiques. Nous sommes persuadés que les critiques auront raison, mais nous sommes certains de ne pas avoir tort. Nous ne pouvions publier des pages de tous les prosateurs : c'est un fait. Il nous fallait donc choisir de la façon la plus stricte et ne publier que les auteurs qui, de gré ou de force, ont essayé de renouveler la langue, soit en revenant aux sources populaires, soit en l'assouplissant selon leur esprit soit en essayant de retrouver dans leurs rêves une pureté perdue. Nous avons donc été non seulement étroits, mais encore intransigeants. C'était la seule manière d'agir pour aboutir. La critique est aisée. Nous l'attendons sans crainte, parce que l'on ne pourra nous reprocher de bonne foi aucun parti-pris, aucune complaisance, aucun esprit de chapelle.