- Automne : épopée d'un sou / par Louis Nazzi.- Bassac (16120) : Plein Chant, 1999.- 12 p., couv. ill. en coul. ; 15,5 cm.
- Composée en Victorias pour la couverture et en Clearface pour le corps d'ouvrage, ornée d'un détail de Feuilles d'automne de John Everett Millais ( 1856, City Art Gallery, Manchester) et d'une vignette de Paul Woodroffe ( 1908 ), la présente plaquette, qui recueille un récit de Louis Nazzi publié pour la première fois le 25 janvier 1912 dans Comœdia, a été achevée d'imprimer en décembre 1999 par l'éditeur en son atelier de Bassac (Charente) et tirée à 800 exemplaires sur vergé chiffon des papeteries de Rives, hors commerce et réservés aux lecteurs et amis de Plein Chant.
- Louis Nazzi (1884-1913), écrivain et critique oublié, mort en pleine jeunesse, n'a publié aucun livre mais il a laissé une oeuvre dispersée dans la presse de son temps, oeuvre pieusement rassemblée par Henry Poulaille qui voyait en Nazzi un écrivain prolétarien en puissance et qui souhaitait ardemment la publication de ses écrits. C'est chose en grande partie faite grâce aux Amis d'Henry Poulaille qui en publient un important ensemble dans le n°8-9 de leurs Cahiers. Nous en avons extrait cette « épopée d'un sou » pour enluminer ce Noël 99 et célébrer, le plus discrètement possible, le passage à l'an MiMille.
AUTOMNE
Rien n'est plus morne, dans notre petite ville de banlieue, durant les heures de la journée, que la grand'place, avec, au centre, son kiosque démodé et ses alignements de marronniers à la parade. La mairie et les écoles l'honorent de leurs façades républicaines. Aux jours de gloire, le drapeau de la France y flotte, la fanfare y déploie son vacarme, nos gens endimanchés s'y promènent dans une atmosphère d'ennui. La semaine, personne n'y passe ; quelquefois, un chien rôde, qui ne sait plus où aller par les fenêtres entrouvertes d'une classe, arrive un choeur assourdi de petites voix qui épellent. Le vaste terrain sablé, planté de ses arbres, où pas une couleur n'éclate, que pas une bande d'herbe n'égaie, s'étend, vide de bruit et de mouvement.
C'est le Jardin de la Ville.
Un poète municipal a décerné, dans les temps, à la grand'place, ce titre lyrique, qui la décore dans les mémoires, et qui figure, en lettres grasses, sur le cadastre. Jamais, même entre nous, nous ne la désignons autrement. Nous savons faire la part de l'idéal, dans notre commune.
Étranger, si tu traverses, un peu avant qu'une heure sonne, le Jardin de la Ville, tu le verras vivre et se peupler. Alors, peut-être, tu comprendras notre fierté. Les enfants de nos écoles, filles et garçons, y affluent et le remplissent de leurs poursuites et de leurs cris. Il n'est pas un morceau de terre, large comme une meule, qui n'ait ses occupants. Partout des jeux, des rondes, des courses et des batailles ; on saute à la corde, on se renvoie la balle, on parlemente à perte d'haleine ; une humanité réduite, vibrante et enfiévrée, savoure sa liberté et délivre sa joie. Regarde-les ! Comme ils se hâtent, nos petits gars, de faire du bonheur et de s'en étourdir ! Encore quelques minutes, et un battement, un seul, frappé à l'horloge de la mairie, élargira ses ondes infinies ; il étendra, au-dessus de la multitude enfantine, en plein ciel, à hauteur des toits, là où vont mourir les cris les plus perçants, comme une grande main invisible ; et le silence en descendra.
Nous voici, déjà, cheminant par la saison triste. Comme Novembre est venu vite, cette année ! L'air fraîchit ; du lointain des plaines, les vents grondeurs accourent ; le soleil se fait, chaque jour, plus pâle, et s'éloigne de nous ; la nuit gagne le monde. Dès quatre heures, il faut allumer la lampe. Le mal de l'automne dévaste tous les arbres, et la campagne, bois et labours, prés et rivières, toute la campagne, en est atteinte. Les chênes centenaires, les plus hauts peupliers, et qu'on croyait inattaquables, seront dépossédés, bientôt, de leur chair végétale et de leur âme bruissante ; ils cracheront, géants phtisiques, jusqu'à la dernière de leurs feuilles. Par la plaine désolée, la solitude elle-même, n'a plus son doux visage ; on dirait d'une pauvresse qui ne sait plus son chemin...
Hier, j'ai traversé le Jardin de la Ville, à l'heure de son privilège : je l'ai trouvé tout vibrant d'enfance. C'était par un lent départ d'après‑midi, sans soleil, empreint d'on ne sait quelle langueur morne et résignée de l'espace. Le petit peuple grouillait, se démenait, jetait ses appels qui claquaient sec, comme amortis, dans l'air. J'ai dû fendre, d'abord, le quartier turbulent des garçons ; ils y régnaient comme des conquérants ivres de leurs victoires. Jouer ne leur suffisait pas ; il leur fallait attiser sans cesse la partie et l'embraser de défis projetés et de querelles. À distance, ils se bravaient pour se ruer ensuite, les poings agités au-dessus des têtes, à des assauts imaginaires. Indifférents au deuil du paysage, ils piaffaient comme des poulains en liberté, et saccageaient, en se pourchassant, la paix pesante des feuilles mortes.
Je suis entré dans la foule raisonnable des petites filles. Hormis quelques-unes, exaltées, qui piquaient de loin en loin leur gaieté prodigue et montante, elles allaient par groupes de trois ou de cinq, se tenant par le bras, têtes rapprochées, et bavardant toutes ensemble. On avait délaissé, ce jour-là, les cordes et les raquettes, pour échanger, entre amies, les mystérieuses confidences. D'autres, comme de jeunes soeurs également studieuses, repassaient, dans le même livre, la même leçon. Et, comme je marchais, je me suis rapproché d'une réunion plus dense que, jusqu'alors, je n'avais pas vue.Cela formait, dans un des recoins de la grand'place, une sorte de petite communauté féminine, muette et laborieuse. Il y avait là, de toutes les fillettes, depuis les plus petites que les mamans emmitouflent dès le seuil des maisons, et que la maîtresse déballe dans la classe comme de petits paquets ambulants, jusqu'aux grandes, celles du certificat d'études, qui ne redoutent aucun regard et qui ont des manières libres et hardies de jeunes femmes aimées. Elles étaient toutes occupées à une tâche commune, dont rien ne pouvait les distraire. Une même coiffure bizarre, qui était comme l'emblème de leur mission, les distinguait du reste des enfants : c'étaient de petits casques roux, qu'elles s'étaient façonnés avec les feuilles ramassées, dont elles avaient les mains pleines. Elles s'employaient, hâtives et patientes, à tresser des guirlandes que d'autres, plus savantes, consolidaient et soudaient entre elles, pour une fin merveilleuse que je ne devinais pas. Un regard m'a tout révélé.
Au milieu de ses compagnes affairées, j'ai découvert leur petite reine. Avant mon arrivée, elles l'avaient déjà parée d'un manteau végétal, fait de la jonchée funèbre des arbres. Deux grandes, avec l'autorité de leurs douze ans, tournaient autour de la petite fille sage, et, funèbres, tout en la protégeant, elles assuraient les mailles de sa robe naturelle, qui la pressait à la taille comme une cotte étroite et fragile ; derrière l'enfant immobile, une dizaine d'ouvrières, au moins, travaillaient à achever la longue traîne. Inquiètes, empressées, elles entremêlaient leurs mains actives, et, dans la fièvre des dernières secondes, elles ne se murmuraient que des ordres.
J'ai voulu voir de plus près la fillette élue. Comme elles l'avaient bien choisie ! Elle se tenait toute droite, ses bras rigides le long du corps, timide et bienheureuse. Elle était, certes, de toutes ces écolières qui l'entouraient, la plus jolie et la plus pâle, la suprême fleur d'une mourante saison. Elle n'osait ni faire un geste, ni parler, dans la crainte, sans doute, de perdre une de ses feuilles ; mais, de ses lèvres roses et de ses yeux trop bleus, elle souriait doucement, semblable à une mystique épousée, le matin de ses noces divines. Possédée par sa nouvelle âme, elle ne devait respirer que le parfum des feuilles qui l'habillaient, et dont elle semblait goûter jusqu'à l'ivresse la mortelle griserie.
Ses suivantes ne la quittaient ni des mains, ni des yeux, et faisaient autour d'elle comme un bourdonnement de ruche. On veillait, cette fois, aux derniers apprêts. Certes, il était bien que la traîne fût large, teinte de tous les ocres et lamée d'or ; elles la voulaient encore résistante, d'une texture à toute épreuve.
Mais une grande s'est écartée de la précieuse châsse vivante, a frappé dans ses mains, et a crié, d'un ton de directrice : « Ça y est ! » Une à une, les autre se sont détachées, comme à regret, de l'étoffe frémissante qui tant leur plaisait à toucher. On s'est éloigné de quelques pas, on a contemplé, dans sa parure empruntée à l'âme sacrifiée des arbres, l'enfant au sourire béat de convalescente.
On aurait pu croire que tout, par avance, était arrangé, et que plusieurs répétitions avaient préparé la cérémonie enfantine. Cela s'est passé, simplement, avec la certitude des lois éternelles. D'un mouvement soudain, et sans qu'on les désignât, deux des plus petites entre les gamines, ont ramassé les pans de la traîne roussâtre, brûlée de tous les feux de novembre, et l'ont maintenue dans leurs menus poings crispés contre leur menton. Et, d'instinct, toutes celles qui avaient ajouté quelques feuilles au manteau, sont venues se grouper, qui par deux, qui par trois, derrière leur petite reine en attente.
Et l'enfant en robe d'automne a commencé son chemin mélancolique. Elle marchait d'un pas régulier, lent et triste, plein d'une puérile solennité, et la face extasiée. Aucune pensée étrangère à la noblesse de l'instant n'avait place dans son esprit ; elle allait devant soi, comme si quelque puissance supérieure et invisible, abaissée jusqu'à elle, petite créature de grâce, l'avait menée par la main. Au passage, de ses guirlandes pendantes, elle semblait happer les feuilles dispersées, qui lui faisaient une manière de tapis innombrable au sceau de sa royauté passagère, et les entraînait avec elle. Dans le cortège qui s'avançait en bon ordre, je n'ai perçu aucun bruit de voix ; je n'ai reconnu aucune mine incrédule.
Alors, la petite troupe des pèlerines, qui avait suivi longuement le mur, s'est aventurée sur la grand'place bruyante, dans la direction du centre, à la frontière des filles et des garçons. Et ceci, comme je vous le rapporte, est advenu ; les fillettes ont tu leurs entretiens chuchotés, une indicible rêverie, comme une brise subtile, a coulé entre elles ; elles n'ont pas attendu la fin de l'humble défilé pour se joindre à leurs camarades converties ; elles ont pris rang spontanément, sans gêne ni brusquerie. Et les petits mâles, que la fureur du jeu emportait, ont brisé leurs élans, à un mètre de la classe dévotieuse, comme une charge de fantassins mis, tout d'un coup, en présence d'un large fossé. Les bras ballants, encore tout essoufflés, gauches et stupéfiés, ils sont demeurés, les uns derrière les autres, à suivre de leurs yeux étonnés le cortège des filles, qui comptait maintenant deux classes, au moins. Seul, un clan de gamins à face vulgaire ont lancé des blasphèmes contre la fillette jolie. Et jusqu'à la seconde du battement fatidique de la
cloche, qui sonne la rentrée des classes, sous les marronniers dépouillés, dont elle apparaissait la fée minuscule et si digne d'être adorée, l'enfant a entraîné, par les sentiers de son rêve, la foule grossissante de ses fidèles, qu'accompagnait une grande ferveur. Le ciel, d'un blanc terne, uniformément délayé, était sans nuages, lourd d'un implacable regret, selon mon coeur. J'ai vécu un de ces hauts moments où l'âme solitaire épuise toutes les réserves de la sensibilité et semble, flamme qui se consume de sa propre chaleur, perdre contact avec l'être.
J'ai assisté hier, remué d'un frisson religieux, à la Procession de l'Automne, sur le Jardin de la Ville. Niaise et maladroite timidité que la mienne, qui me retient toujours de risquer mes gestes les plus vrais ! Pourquoi, puisque l'heure pensive et mon âme complice m'y incitaient, pourquoi ne me suis-je pas découvert, simplement, quand la petite reine est passée devant moi ?