dimanche 24 janvier 2010

Raymond Limbosch (1884-1953)


  • La Rose et l'Araignée, poèmes : Matins, midis, crépuscules, nuits / Raymond Limbosch.- Bruxelles (18, rue Saint-Bernard) : Editions de l'Art décoratif C. Dangotte, 1935.- 87 p. ; 21 cm.
    • Les poèmes de ce recueil sont composés en vers oraux, justes à l'oreille uniquement ; les e pointés ne se prononcent pas. Une note en fin d'ouvrage, définit cette réforme prosodique.

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NOTE

Les poèmes de ce recueil sont composés en vers oraux syllabiques.

Le vers oral syllabique, c'est le vers traditionnel, réformé. Sa réforme se fonde sur le principe posant que la substance physique du vers est exclusivement son, comme celle de la musique elle-même. Il s'en suit que le vers oral discipline la langue parlée, dans sa prononciation contemporaine, l'écriture n'étant qu'une notation dont le rôle dans la constitution même du vers est nulle.

Il résulte au bref de cette donnée fondamentale, que :

1° Le vers oral rime à l'oreille uniquement, les homographies étant sans aucune signification (1) ;
2° Dans le vers oral, l'hiatus, ou rencontre de sons et non de lettres, n'est pas annulé par l'interposition d'un signe orthographique sans existence phonétique (par exemple : la vie hideuse, la boue où...). En principe, on lie les mots à l'intérieur d'un groupe rythmique ; on ne lie pas d'un groupe rythmique à l'autre, sauf pour éviter l'hiatus. (Sur les lac(s) endormis que de lents souffl(es) effleurent) ;
3° Le vers oral interprète les synérèses propres à la prononciation vivante (par exemple : con-scient et non : con-sci-ent) ;
4° Le vers oral interprète les chutes de l'e caduc, dit e muet, propres à la prononciation vivante.

Or l'amuissement de l'e caduc se fait plus rare à mesure que les idées exprimées ont un caractère plus sérieux, plus élevé, à mesure aussi que le discours suppose un auditoire plus nombreux ou plus choisi, et en conséquence, à mesure que la diction est plus soutenue et plus lente. S'inspirant de ces faits observables objectivement dans la prononciation spontanée, la discipline orale les applique aux divers genres littéraires en vers, selon la convention suivante :

a) On supprime toujours l'e final d'un polysyllabe après une consonne unique, écrite en une ou plusieurs lettres, et ce quelle que soit dans le vers la place du mot dont question. Exemples : fontain(e), chapell(e), étap(e) (2).
b) On supprime toujours l'e d'une syllabe intérieure après une seule consonne, écrite en une ou plusieurs lettres, et ce quelle que soit la place dans le vers, du mot dont question. Exemples : env(e)nimer, batt(e)rie.
c) L'e des monosyllabes (je, le, se, que...), celui des syllabes initiales (tenir, lever, redire...), celui enfin des syllabes finales, précédé de deux ou plusieurs consonnes (arbre, misérable, manoeuvre...) sont conservés ou supprimés selon la nuance d'élévation ou de gravité de l'idée et selon la place dans le vers du mot dont question.
d) Tous les e caducs non tombés se prononcent avec la même netteté que tout autre son-voyelle non tonique, c'est-à-dire comme un son franc et plein, l'e étant une des plus éclatantes parmi les quinze voyelles du parler français.

Pour renseigner le lecteur sur les intentions du poète, les e tombés sont pointés, indice discret qui laisse à la typographie son unité et qui ne paraît pas plus singulier à l'usage que l'accent ou la cédille.

Les règles énoncées plus haut ne constituent que l'essentiel de la discipline orale. La prononciation vivante, dans ses rapports avec la diction expressive du rêve poétique, comporte tant de nuances, qu'il y aurait lieu en quelque sorte de faire suivre le texte d'un recueil de vers oraux, d'une façon d'exégèse et de casuistique d'art. Du moins un semblable commentaire technique, fait par le poète lui-même, se justifierait-il par l'utilité d'éclairer le lecteur sur les difficultés et les richesses d'une discipline nouvelle.

Par ailleurs, il est évident qu'on fausserait la diction du vers oral en le scandant selon les conventions articulatoires du vers traditionnel ; tout comme trop de diseurs trahissent le vers traditionnel en le prononçant selon le parler vivant. Les comédiens d'aujourd'hui notamment et des meilleurs au demeurant, sacrifient eux-mêmes le vers classique à la pression de l'habitude de la langue parlée, c'est-à-dire à la vérité vivante de l'expression. Il en faut conclure non pas que ces artistes aient raison de fausser les vers traditionnels, mais que la poésie devrait offrir aux diseurs, des vers justes au bon parler d'aujourd'hui ; ce qui ne peut se faire valablement que selon une discipline formelle et non au petit hasard des inspirations subjectives, trop souvent abandonnées à des illusions auditives érigées arbitrairement en faits phonétiques positifs.

Il va de soi que la technique du vers oral est conventionnelle comme toute technique d'art, mais ses conventions interprètent les réalités du parler vivant, au lieu que celles du vers traditionnel ne sont plus que des formules ayant fixé jadis l'interprétation d'une prononciation, aujourd'hui morte depuis des siècles ; formules qui sacrifient à l'écriture, c'est-à-dire à la vue alors que, de toute évidence, c'est l'oreille seule qui est le sens réceptif du discours, noté ou non.

Cependant, la prosodie classique que l'évolution de la prononciation a rendue si artificielle, si momifiée en certaines de ses règles, est pour plus d'un amateur ou créateur comme une seconde nature artistique ; si bien qu'ils résistent tenacement à l'idée de prononcer des vers modernes selon la prononciation moderne. Ils ont le sentiment, la poésie étant proche de l'incantation religieuse, que la diction du vers gagne à rester archaïque ; n'est-ce pas en latin que se chante la messe ? Sans doute ; mais qui prétend s'en tenir à la prononciation de Malherbe se contredit en n'usant pas de son vocabulaire et de sa langue.

A l'opposé est cette opinion infiniment moins défendable encore, selon quoi il y aurait autant de prosodies qu'il y a de poètes. En effet, l'art est une correspondance des sensibilités, une communication des esprits, une communion des coeurs. Ceci implique un truchement formel accepté de l'artiste et du public, et qui soit fondé sur des réalités objectives et permanentes, en l'occurrence, sur le génie articulatoire de la langue, mais disons-nous, de la langue vivante. Puisque le vocabulaire poétique s'adapte à l'évolution du langage, on ne voit pas pourquoi la prosodie ne suivrait pas de même l'évolution de la prononciation. On voit encore moins d'ailleurs pourquoi persister à rimer pour l'œil, ce qui est une pure fiction, étrangère au chant lyrique, dont l'art est musique et non dessin.

Certes, nous savons qu'il est une extrême sensibilité chez l'amateur de vers, à peine moins intolérante que celle de l'amant jaloux ou du fidèle étroit. Nous savons que les uns s'irriteront de nous voir toucher aux dogmes de la tradition ; d'autres, de ce que nous dérangions leurs habitudes visuelles ; d'autres enfin de notre volonté, à leur sens superflue, de rajeunir une discipline qu'ils tiennent pour définitivement périmée. Nous savons aussi que le vers oral est d'un art complexe, auprès de quoi la tradition est d'une rassurante simplicité et l'anarchie vers-libriste, d'une complaisance infinie.

Aussi, depuis que nous avons créé et pratiqué la discipline orale du vers, avons-nous rencontré plus d'une résistance à l'agréer ; mais celles-ci, résistances de lecteur, non d'auditeur, nous les avons presque toujours vaincues quand il nous a été donné de faire entendre le vers oral. Au surplus, tout vers, comme toute musique, pour se justifier à plein, doit être entendu, et donc dit, et bien dit. Or dire le vers s'apprend ; dire le vers oral aussi, d'autant plus qu'il exige une rééducation de la prononciation poétique, déformée par la pratique des conventions traditionnelles. En attendant le jour où il sera commercialement possible d'éditer un ouvrage poétique sur disques phonographiques, il reste sans doute un problème graphique du vers ; mais il relève exclusivement de l'art de la typographie. Une parfaite mise en page ne fait pas le vers bon ; un poème parfait reste parfait si on l'imprime comme de la prose.

Quant à nous et pour conclure, en affirmant qu'il n'y a qu'un vers français : le vers syllabique à rimes, et que ce vers doit en revenir à sa nature réelle qui est exclusivement musique verbale, et dégager pleinement ses puissances rythmiques et mélodiques en usant de la prononciation vivante, nous croyons être dans le vrai du problème et de sa solution. Mais sachant que la vérité est de peu de vertu qui s'impatiente dans l'enclos aride de la théorie, nous avons préféré à la polémique littéraire, l'exemple de la création.

R. L.


(1) Exemples typiques de rimes vocaliques : marais-ivraie ; l'avis-la vie ; Joie-poix. Exemples typiques de rimes consonantiques : soleil-veille ; amour-laboure; ride-David. Les rimes ne se classent donc plus selon que le mot s'orthographie, mais selon qu'il se prononce ; selon qu'il est entendu et non vu ; et nous ajouterons selon qu'il est entendu non aux cours de diction, mais sur les lèvres des vivants qui parlent correctement et sans accent de terroir aucun. L'alternance se fait donc entre vocalique et consonantique.
(2) Une erreur à éviter est de tenir pour prononcé l'e muet qui à la finale est précédé d'une consonne explosive. Il n'y a pas plus d'e audible dans avid(e) que dans David, dans cett(e) que dans sept; ce que d'aucuns prennent pour un e prononcé est la perception de la fin d'émission de l'explosive.
En façon d'exemple, voici deux vers dont la prosodie est identique :
Le regard de David s'alluma brusquement.
Et son regard avid(e) s'alluma brusquement.
C'est donc par une convention non fondée en fait, que la tradition prononce une syllabe de plus au second mot de dyades telles que : Alfred-possède ; Joad-ruade ; Zadig-sarigue ; club-tube, cap-pape, etc.
Il en va d'ailleurs tout de même dans le cas de consonnes continues, comme le montre le premier hémistiche de chacun de deux vers suivants :
Et qui labour(e)nt les mers du flanc de leur carène.
Et seul l'amour des mèr(e)s fait espérer des hommes.
D'autre part, ces derniers exemples prouvent que l'effet d'allongement, de pédale, que d'aucuns attribuent à la présence d'un e muet final, en est absolument indépendant, mais tient uniquement à la nature de la consonne finale (telles que r, z, y) qui précède l'e muet. Puisque dans les dyades : mer-mère, amour-laboure ; Booz-morose ; Chiraz-Pégase ; travail-travaille, etc. les deux mots ont également la tonique longue et que l'e final est absolument muet dans la prononciation correcte de ceux de ces mots qui en comportent un, qu'est-ce à dire que d'exiger de cet e muet de faire syllabe, sinon qu'on sacrifie à un préjugé visuel ou à un dogmatisme académique. Sans doute, y a-t-il un art de la diction, subtil et fort peu pratiqué d'ailleurs, qui joue avec grâce des e muets que la tradition impose en bloc à la prononciation. Mais un artifice plus ou moins heureux n'est pas une justification de principe. Au vrai, la prosodie traditionnelle n'est capable d'aucun effet d'art qui lui soit exclusif, et elle est hors le vrai, hors le naturel de la diction. Enfin, il s'entend que l'e nul (jouera, épient, rue) ne fait pas question ici.