- Cinéma de la rue / photographies et présentation [par] Philippe Gras et Jean-Noël Delamarre ; [préface de Daniel Sauvaget].- Paris : Société Nouvelle des Éditions du Chêne, 1977.- N/p. : ill. en coul. ; couv. ill. en coul. ; 20,5 cm.- (Coll. Parole à l'image).
*
* *
Qui prête attention-à ces affiches géantes, attribut essentiel des salles de cinéma des boulevards et art mural d'une espèce très particulière, sans lesquelles le spectacle de la rue, à Paris surtout, perdrait beaucoup de ce charme trouble qu'on a tort de juger vulgaire ?
Ces affiches-frontons dont les tailles les plus courantes sont 3 m x 2 m et 6 m x 2 m sont de simples toiles peintes, œuvres anonymes au confluent de la contrainte publicitaire et des stéréotypes d'une authentique imagerie populaire, nées dans les conditions d'une production encore largement artisanale. Le principal établissement spécialisé dans cette branche, Publi-Décor, compte trente-cinq employés. Créé en 1946 par son actuel directeur M. Chiff, il succédait à une autre société, Sinaï, disparue pendant la guerre et dont il était lui-même issu. Il est passé de quatre-vingts cinémas-clients à sa création, à plus de cent cinquante aujourd'hui et cela malgré une diminution importante du nombre des salles de quartier et de banlieue.
L'atelier de peinture travaille en fonction des nouveautés de la programmation. Les peintres, debout et ne bénéficiant d'aucun recul, ne disposent que de quelques documents - des photos du film dans la plupart des cas- qu'ils doivent reproduire mais aussi souvent recomposer selon la technique de la mise au carreau.
Aussi ce travail suppose-t-il une invention, un montage parfois, tout en établissant avec l' « original » un rapport d'agrandissement fabuleux qui, à lui seul, suffit à transfigurer l'image et le signe. La masse des commandes est le fait des salles d'exploitation des circuits populaires où on s'embarrasse peu du souci de fidélité au contenu du film ou au sens de l'œuvre d'art... Les films d'aventures (jungle, western, cape et épée), d'épouvante et de fantastique (vampires, Frankenstein, monstres japonais et autres créatures étranges), de science-fiction, les films-péplums, les tarzanneries, les « Karaté », sans oublier les innombrables films "sexy», ont donné lieu à des œuvres de grande qualité « idéale » et typique, en plein accord avec le goût populaire pour l'étrange et le dépaysement.
Ces genres ont permis à Publi-Décor de dépasser la convention et d'atteindre une signification qui déborde largement le domaine publicitaire. Le cinéma de « la rue » pouvait se consommer sans alibi grâce à une production installée solidement dans les mythes les mieux assimilés de son public, à travers les codes et les stéréotypes (à ne pas confondre avec les poncifs) les mieux enracinés dans le spectaculaire.
Aujourd'hui, le cinéma populaire s'est transformé. Certains genres cinématographiques vieillissent mal, et les œuvres d'ateliers tels que Publi-Décor, largement dépendants des distributeurs ne peuvent que suivre cette évolution en se concentrant sur l'amélioration technique. Les images se sont affinées, cependant que l'exigence de la ressemblance devenait de plus en plus impérieuse.
On ne veut plus être, ou avoir l'air « naïf ».
Cette production imagière ne se retrouve plus que dans des circuits aux limites précises : Barbès, Pigalle, Sébastopol, Grands Boulevards, et aussi dans le décor forain et de cirque.
Ainsi demeurent en place, dans la mouvance du cinéma populaire encore imprévisible, l'infrastructure et le goût qui nous ont valu des centaines d'œuvres trop peu connues mais passionnantes.
Daniel Sauvaget.