lundi 16 juin 2008

Colportage (1)


  • Figures de la gueuserie / textes présentés par Roger Chartier ; [introduction à la collection par Daniel Roche].- Paris (39, rue Montmartre, 2e) : Montalba, 1982.- 445 p. : couv. ill. ; 18 cm.- (Bibliothèque bleue).
    • ISBN : 2-85870-024-9

LES LIVRETS BLEUS

De la fin du XVIe siècle à la fin du XIXe siècle, de la France des rois Bourbon à la Troisième République, pendant près de trois siècles, la Bibliothèque bleue a constitué, pour la majorité de la population, le moyen le plus commun d'accéder à la culture écrite. Dans l'histoire de l'imprimerie et de la lecture, c'est sans conteste la formule éditoriale qui a connu le succès le plus long et le plus massif, et fait circuler partout des dizaines de millions d'exemplaires. Trois aspects la caractérisent : des apparences matérielles, un mode de production et de diffusion, un ensemble de titres.

Les livrets bleus doivent leur nom à une couverture de papier gris-bleu, dont on dit qu'il servait à envelopper les pains de sucre. Elle ne comporte ni titre, ni nom d'auteur, ni adresse typographique. Le bleu, plus fréquemment employé que les autres couleurs, a fini par qualifier ordinairement les oeuvres et par supplanter, dans la désignation d'une collection imprécise, toutes les autres caractéristiques qui en sont inséparables : petits formats le plus souvent, faible nombre de pages (les livrets de plus de cinquante pages sont rares), mauvais papier, impression on bâclée, encrage défectueux, caractères usés, coquilles nombreuses, illustrations rares et de plus en plus archaïques. L'ensemble correspond à un produit de faible coût, vendu très bon marché, qui est en même temps fragile et se conserve mal. Dans le monde de la rareté qui caractérise la civilisation traditionnelle, c'est déjà un objet de consommation massive et éphémère.

Pour l'essentiel, la production des livres bleus a été mise au point dans les ateliers de Troyes en Champagne. Des imprimeurs astucieux et soucieux de profits rapides reprennent et systématisent des moyens de présentation utilisés très tôt dans les officines lyonnaises ou parisiennes, pour imprimer canards, factums, almanachs et d'innombrables textes de balivernes et de fadaises, sans oublier les cantiques et les recueils pieux. Le tout est destiné à tous les publics. Mais également, la Bibliothèque bleue troyenne qui trouve son bien partout est imitée partout : à la fin du XVIIIe siècle, on identifie plus de cent cinquante imprimeurs et plus de soixante-dix centres producteurs. Ils sont dans toute la France, mais surtout celle du nord, de langue d'oïl et de forte alphabétisation. Chaque cité importante a son libraire de colportage. Car, c'est à partir du réseau solidement implanté dans les capitales provinciales et à Paris que d'innombrables colporteurs répandent avec d'autres merceries la foule croissante des petites brochures. Dans les rues de la ville et du bourg, à la criée ou de porte en porte, dans les chaumières de village, au château comme au presbytère, les porte-balles diffusent une production conçue pour ce type de vente et adaptée à des clientèles à la fois populaires et notables. Par nature, la diffusion de la Bibliothèque bleue, c'est le dialogue des villes et des campagnes.

C'est pourquoi, il reste partiellement vain de vouloir qualifier, une fois pour toutes, le public des lecteurs et des acheteurs. Citadins et ruraux, classes populaires et groupes dominants, y tiennent leur rôle tour à tour. C'est un phénomène de lecture partagée qu'il faut y découvrir, dont les implications urbaines ou campagnardes varient dans le temps et dans l'espace régional, et dont les caractéristiques sociales changent avec les textes. Dans la France ancienne, comme aujourd'hui, chacun peut lire selon ses besoins, ses capacités, ses moyens et les livrets de la Bibliothèque bleue trouvent d'innombrables lecteurs et des publics plutôt qu'un public, dont les transformations se font de haut en bas de l'échelle sociale, et des villes vers les champs, au fur et à mesure que la formule éditoriale se développe et que l'alphabétisation progresse, permettant ainsi une large diffusion.

C'est pourquoi chacun trouve ce qu'il veut et quand il veut, recette de bien vivre, consolation des âmes, attrait de la diversité, dans les mille deux cents titres qui ont circulé par les routes et les chemins vers des amateurs de tous ordres : ensemble disparate d'ouvrages anciens nés dans un autre contexte historique, de textes nouveaux et souvent remaniés, de productions anonymes ou bien attribuées (les contes de fées de Perrault n'en sont qu'un exemple). L'important est pour nous de ne pas dissocier ce que le talent des éditeurs et la soif culturelle des publics ont associé pendant trois cents ans. Retrouver la Bibliothèque bleue, c'est regarder d'un autre œil cette variété des usages et ces procédures différentes d'élaboration et de choix des textes qui rendent familier l'écrit imprimé, même chez ceux qui ne savent pas lire et pour qui le papier parle de lui-même. Ainsi la piété, le métier, le divertissement, le rêve habituent le plus grand nombre à manier sous une forme appauvrie des objets culturels venus d'un autre monde.

Publier aujourd'hui les textes de la Bibliothèque bleue, c'est montrer comment ils ont contribué à élaborer les différenciations sur lesquelles nous vivons encore, entre savant et populaire, entre culture noble, culture policée et culture déclassée, culture méprisée. C'est voir aussi comment un nouveau support façonne une frontière, de part et d'autre de laquelle tout un chacun se range. C'est enfin saisir comment des processus d'élaboration complexe font d'une culture lacunaire et parcellisée un instrument d'action, reflet pas tout à fait passif d'une vision du monde, moyen de savoir et de conquête, où le jeu et la communication triomphante luttent avec l'aliénation.

Pour cela, deux choix éditoriaux s'imposent à nous. D'abord, il ne s'agit plus de donner des extraits : le choix périlleux des anthologies convient au survol, il ne permet pas de goûter toute la saveur des textes. Il laisse difficilement percevoir la manière dont se déforment les contenus à partir de matrices initiales et comment interviennent les manipulations historiques, qu'impo­sait sur trois siècles le dialogue informel des lecteurs et des éditeurs. Seuls des textes complets autorisent une histoire sociale de la lecture et de la réception.

La seule entorse à cette règle que nous nous sommes permise, est de présenter les variantes intéressantes d'un texte publié dans le même recueil, sans pour autant reproduire les parties identiques.

Le choix et la présentation des textes sont assumés par des historiens qu'unit leur intérêt pour la Bibliothèque bleue, chacun réagissant selon sa subjectivité et le thème exploré.

La médiocre qualité des originaux exclut l'édition en fac-similé. Les textes ont donc nécessairement été recomposés en typographie moderne, sans pour autant altérer l'orthographe, l'accentuation, ni la ponctuation, si extravagantes que soient les maladresses typographiques des imprimeurs de la Biblio­thèque bleue.

En second lieu, il est nécessaire de donner une idée de la dispersion même des intérêts entendus dans la littérature de colportage. La Bibliothèque bleue est avant tout hétérogène et la réédition par thèmes principaux s'avère capable d'organiser cette diversité et d'en rendre compte sans trahison. Une géographie des attentes se dévoile dans une vingtaine de sujets principaux : les gueux, les femmes, la cuisine, la mort, l'écriture, la civilité, le rire, le corps, la magie, la sainteté, le roman, le catéchisme, les brigands, les métiers, la misère, le temps, l'histoire... Le merveilleux, le burlesque, le sacré, l'utilitaire en constituent les principaux horizons. Colportés de villes en villages, échangés de mains en mains, lus et dits, témoins d'innombrables procédures d'appropriation, ces écrits graves ou savoureux, supports de l'imagination ou instruments du quotidien, ont composé les savoirs ordinaires de la France pré-industrielle.

D.R.