dimanche 1 février 2009

Jean Ray (1887-1964)


  • Les Derniers contes de Canterbury / Jean Ray ; illustrations de R. de Ruyck, [préface de H. de Hovre].- 2me édition.- Bruxelles (14, rue d'Or] : Les Auteurs Associés, 1944.- 191 p. : ill. en noir et en coul. ; 18 cm.- (Coll. Littérature de ce temps. 2me série ; 3).
    • Tous droits réservés aux « Auteurs Associés, 1944 », 14, rue d'Or, Bruxelles. La Location de cet ouvrage est interdite avant le 31 décem­bre- 1945 et tout contrevenant sera poursuivi.
    • Sur la 4e de couv. il est indiqué que l'édition originale seule contient les illustrations en couleurs tandis que dans la seconde les illustrations sont en noir, or, curieusement, les illustrations ont bien été coloriées dans cet exemplaire.


PRÉFACE


L'IDÉE, originale et audacieuse de reprendre à son compte l'achèvement d'une oeuvre interrompue par la mort, il y a plus de six siècles, est venue à Jean Ray, quand il faisait à peine ses premières armes dans les lettres.

Avant de l'entreprendre, il dut payer un énorme tribut à l'aventure et à la vie même.

Ce fut le capitaine de navire Müller, commandant le vieux cargo « Astrologer » qui, au cours de longues heures creuses de navigation, encouragea Jean Ray dans ses desseins littéraires, car Müller, qui' possédait une très belle édition des contes de Chaucer, en avait fait sa lecture de chevet.

Ray parcourut Southwark devenu un triste fau­bourg industriel, refit le pèlerinage de Canterbury, mais n'y trouva pas l'inspiration nécessaire à la com­position, même à l'ébauche de l'ouvrage.

Ses « Contes du Whisky » naquirent d'abord, « dans le vent et la salure » comme il le dit lui-même, dans les fumées des ports et la misère des gaillards d'avant.

Avant de reprendre, le projet d'antan et de songer à nouveau à Chaucer, il a fallu que l'auteur atteignît Sirius, sa sagesse et son éternelle sérénité.

Pourtant l'image de Chaucer, je dirai plutôt l'ombre de ce douloureux génie, n'a jamais quitté Jean Ray.

Dieu sait combien de tonnes de papier et de poussière mon étonnant ami a remuées pour en appren­dre plus long sur le père des conteurs de la vieille Europe.

« Les derniers Contes de Canterbury » ne mettent pas une rallonge à l'œuvre de Chaucer — dans son culte pour le prodigieux génie anglais, Jean Ray y verrait certainement un sacrilège.

Il reprend plutôt, comme on le verra plus loin, l'atmosphère de certaines histoires, celles qui sont voisines de la mort du poète, il les place sur un plan plus contemporain en faisant, selon son expression , familière, « un pli dans le temps et dans l'espace ».

Les personnages à qui il y donne vie sont bien plus des fantômes, voire des génies déchus, que des hommes, aussi ne raconte-t-il que des histoires hantées.

Qu'on n'aille pas voir dans ce livre poignant et étonnant de Jean Ray, un recueil de contes épars, rassemblés en drap d'Arlequin, mais une œuvre dans laquelle une réelle unité préside à l'ensemble ; un fil d'or parcourt ces contes et les ajuste : ils sont comme les organes d'un même corps, associés pour une vie unique.

Cela dit, et en partie pour l'intelligence de ce livre, parlons brièvement de Chaucer et de ses immortels « Contes de Canterbury ».

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Geoffrey Chaucer est né à Londres en l'année 1328, sous le règne d'Édouard III. Il avait à peine seize ans lorsqu'on l'envoya à Cambridge où il se distingua « tant en philosophie qu'en sciences, qu'en l'art des controverses ».

N'oublions pas que jusqu'alors, rien qui vaille n'a été écrit en anglais.

Edouard III fut un des premiers souverains ayant conscience de la puissante valeur d'une « realpolitic » ; il le prouva en organisant le mouvement linguistique initial de la langue nationale et, pour parvenir à ses fins, il en ordonna l'usage dans les tribunaux et dans les écoles, où la primauté de la langue française et du latin cessa de ce fait.

Chaucer entra d'enthousiasme dans cette voie où la plupart des magisters opposaient une résistance quasi ouverte.

Ses premiers écrits — hélas perdus pour les généra­tions à venir — avaient été composés en français ; il débuta dans les lettres anglaises par des élégies, des sonnets, des rondeaux, des églogues d'une inspiration assez peu personnelle mais qui se distinguaient par une singulière pureté de langage.

A vingt ans, il quitta brusquement Cambridge pour Oxford où il étudia à Trinity College ; on prétend qu'il y fut attiré par le célèbre réformateur Wiclef, qui dirigea d'ailleurs ses études jusqu'à leur achèvement.

Pourtant ces études furent bien moins orientées vers les arts et les lettres que vers les sciences exactes.

Chaucer fut, à vingt-cinq ans, un des plus brillants mathématiciens et astronomes de l'époque, et la philo­sophie qu'il pratiqua et exposa dans ses discours fut d'un genre essentiellement hermétique.

En quittant Oxford, il voyagea sur le continent, passa quelque temps en France et résida plusieurs années dans les Pays-Bas.

Rentré en Angleterre, il entreprit l'étude du droit et se tourna résolument vers les belles lettres. C'est de ce temps que date un de ses ouvragés les plus esti­més « Troïlus et Cressida », un long poème de près de dix mille vers. Aujourd'hui les traités historiques de la littérature n'en parlent plus guère et se contentent d'inscrire à l'actif de sa gloire littéraire les fameux « Contes de Canterbury », ce qui suffit d'ailleurs ample­ment à l'immortalité de sa renommée.

A trente ans Chaucer était célèbre ; il fut reçu à la cour et admis parmi les pages du Roi, honneur insigne, à cette époque.

Il ne tarda pas à entrer en grande faveur auprès du souverain et se lia d'amitié avec le troisième fils d'Edouard, l'étrange Jean de Gaunt, comte de Rich­mond, qui fut son réel protecteur. C'est sur sa demande qu'il fit une traduction en anglais du célèbre « Roman de la Rose ».

Les faveurs ne firent alors que s'accroître pour Chaucer ; il fit partie d'une ambassade à Gênes où il rendit des services tellement estimés, qu'à son retour il fut nommé contrôleur de la douane du port de Londres, un des postes les plus lucratifs du royaume.

La renommée littéraire et la fortune de Geoffrey Chaucer grandissaient trop aisément. L'envie ne tarda pas à naître autour de lui et, avec elle, les intrigues.

Il avait été l'ami et le disciple de Wiclef, le précurseur de la réforme religieuse qui se préparait dans toute l'Europe.

Les opinions démocratiques se faisaient jour et Chaucer y était acquis de toute son âme. On peut dire qu'il faillit avancer de plus de trois siècles la grande rébellion de 1640.

Chaucer devint suspect, on ne vit plus en lui qu'un trublion, qu'un dangereux hérésiarque. Il dut quitter brusquement l'Angleterre et se réfugier sur le conti­nent, où il passa la plus grande partie de son exil en Hainaut et en Flandre. On est presque certain que c'est sur l'accueillante terre d'exil qu'il conçut l'idée des « Contes de Canterbury » qui ont assuré l'immor­talité de son nom.

Car, chose étrange, la fameuse auberge de la « Cotte d'Armes » de Southwark, répond bien plus par sa description à une célèbre hostellerie gantoise de ce temps « La Rose », qu'à une taverne londonienne.

Revenu secrètement en Angleterre, il fut découvert, arrêté et mis en prison. Il y passa presque trois ans dans une captivité assez sévère dont il souffrit beau­coup.

Alors vint le pardon royal, le retour des faveurs, et il se retira dans un magnifique domaine champêtre entouré de forêts : Woodstock, qu'il ne quitta plus malgré les instances du Roi qui souhaitait le voir retourner à la Cour.

C'est dans cette sylvestre retraite que, sept ans avant sa mort, il commença la composition des splendides « Contes » qu'il devait laisser inachevés d'ailleurs.

Chaucer y raconta, en un admirable et poétique prologue, que, parti par une journée de printemps pour faire ses dévotions à la châsse de Thomas Becket à Canterbury, il s'arrêta à l'auberge de la « Cotte d'Armes » à Southwark.

Il y rencontra une troupe de pèlerins qui faisaient, route ensemble et se joignit à eux.

L'hôte les traita de son mieux et il fut décidé que chacun conterait une histoire avant d'aller à Canter­bury, et une autre en revenant.

Celui qui aurait dit le conte le plus attrayant devrait être régalé au retour, à frais communs.

Les pèlerins étaient nombreux, on y remarquait entre antres : le Chevalier, le Squire, la Dame-Prieure, le Clerc d'Oxford, le Sergent-ès-lois et les hommes de métier, tels le Franklin, le Mercier, le Charpentier, le Tapissier, le Teinturier, le Baigneur, le Laboureur, le Meunier, le Procureur, le Pardoner et l'Intendant, ces trois derniers personnages de douteux aloi, mais néanmoins de commerce amusant.

Mais Chaucer ne put achever le formidable ouvrage, et nous n'assisterons jamais au départ de Southwark, ni au séjour dans la cité sainte de Canterbury, ni au retour à la bonne auberge, de la troupe des prodi­gieux pèlerins, conteurs de belles histoires.

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Pourquoi Geoffrey Chaucer, ce fin lettré, cet homme de grande et profonde science, ce pratiquant de la philosophie hermétique, se tourna-t-il, à la fin de son terme, vers l'œuvre populaire : le conte ?

On ne risque pas grand-chose en affirmant qu'il essayait de fuir des souvenirs trop lourds, qu'il cher­chait l'oubli des heures trop sévères injustement vécues, qu'il se réfugiait littéralement dans la fiction pour échapper à la réalité des choses, tout en se rap­prochant en pensée des humbles de la terre, ceux qu'il avait toujours aimés et défendus.

D'ailleurs les ombres du passé ont continué de peser sur Chaucer, malgré la faveur et la fortune revenues, ses contes en fournissent quelques preuves. Alors que les premiers pétillent d'une joie simple ou (comme celui de Grisélidis raconté par le Clerc d'Oxford) sont parfumés de tendresse et fleurent bon le printemps et les bois, sur les derniers passe le souffle de l'incer­titude et des terreurs à venir.

Il est vrai que Chaucer sentait venir la mort.

Elle frappa à sa porte par une nuit de tempête de l'année 1400. Il n'avait pu composer le merveilleux poème du retour des hommes lavés de leur péchés par la foi et la prière.

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Et, il fallait s'y attendre, ce sont les contes noirs que Jean Ray reprend audacieusement pour son compte personnel, dans les pages qui suivent.

Seuls les fantômes des pécheurs vers qui l'enfer étend sa griffe ont répondu à son appel.

Comme il découvrit dans une petite biographie de Chaucer, publiée en 1820, que l'auteur des « Contes de Canterbury », s'entoura dans sa retraite de Woodstock, de l'amitié des chats, il posa les dernières his­toires sous le signe du terrible chat Murr de Hoffmann.

H. DE HOVRE.