Les Médaillons : Puellae, Puella, Risus rerum lares : 1876-1879 / Jules Lemaître ; [préface de René-Louis Doyon].- Le Havre : Aux dépens de la Société Les Bibliophiles Havrais, MCMXXX [1930].- 152 p. ; 23,5 cm.
Les Bibliophiles Havrais ont choisi pour la première édition réalisée pour leur Société et pour quelques amateurs de livres, le volume LES MÉDAILLONS parce que Jules Lemaître compléta et acheva son premier recueil de poèmes dans la ville du Hâvre ou il enseignait ; le texte a été établi et présenté par René-Louis Doyon, imprimé sur la maquette de Charles Nypels, maître imprimeur à Maastricht (Hollande), avec des lettrines dessinées par S. H. de Roos sur les presses de Leiter-Nypels à cent vingt exemplaires hors-commerce numérotés de 1 à 120. Dix exemplaires marqués de la lettre A à la lettre J ont été destinés aux dépôts et aux artisans du présent ouvrage. Le présent exemplaire est marqué N° 41.
[PRÉFACE]
LES MÉDAILLONS DU HAVRE
LES MÉDAILLONS DU HAVRE
LES écrivains ont, plus que tous autres, l'avantage ou l'infortune d'appartenir à ceux qui, fréquentant leurs œuvres et familiers de leurs idées, fouillent leur existence dans leurs courbes et arrivent souvent avec indiscrétion à connaître tout ce qu'il est possible, quitte même à confondre l'auteur en coquetterie avec des faits, des lieux ou des souvenirs. Si les hommes politiques sont des hommes publics dont les moindres gestes sont consignés, interprétés ou déformés pour l'histoire ou par les histoires, l'écrivain est le premier sujet de roman pour ses lecteurs et d'exégèse pour ses commentateurs.
Les Bibliophiles du Hâvre veulent par un exemple pratique manifester leur existence de bibliophiles avec la publication d'une œuvre qui soit le cumul à la fois d'une pièce importante dans le travail d'un écrivain et d'une situation dans le cadre de leur active cité.
LES MÉDAILLONS répondent à ce double désir et la succinte histoire qu'on en va tracer ici justifie la stèle typographique dont la ville fondée par François Ier peut honorer Jules Lemaître et dont elle peut aussi s'honorer.
La vie de Jules Lemaître n'offre guère dans ses grandes lignes de mystères ; personnage universitaire considéré, puis critique considérable tout ce qu'on put savoir sur sa jeunesse fut très tôt repéré et recueilli. D'ailleurs trois sources, en dehors des notices biographiques, vont étayer les renseignements qu'on va trouver ici : les notes de Myrriam Harry, un article documentaire de M. M. Henriet (1) et Jules Lemaître lui-même.
Après les premières scolarités qu'il fit à Tavers et à La Chappelle-Saint-Mesmin, Jules Lemaître poursuivit ses humanités au petit séminaire de N. D. des Champs ; c'est de là, et dès 1868 qu'on peut dater ses premiers essais poétiques. A l'École Normale Supérieure d'où il devait sortir agrégé en 1875, il composait, presque, un recueil, échos du Quartier et Souvenirs de ses admirations scolaires. Le 30 septembre, il partait pour Le Hâvre comme chargé du cours de rhétorique au Lycée ; il y devint professeur à titre provisoire en 1876 et devait quitter cette ville en 1880 pour Alger. C'est du Hâvre qu'il adressa à l'éditeur son manuscrit des Médaillons, c'est au Hâvre qu'il en acheva les sujets et l'agencement ; toute une partie des poèmes et le sort même du volume datent de ce lieu.
Chacune des poésies du recueil est le reflet du cadre, du milieu, de l'étude qui l'a suggérée. Le Risus Rerum, c'est le pays natal et la mer ; les Lares, c'est le culte des ancêtres .... littéraires ; Les inspirations vivantes ne vont pas lui manquer.
En plus de sa classe au Lycée, le jeune agrégé professait des cours à la pension que dirigeait Mlle Gyselinck ; les jeunes filles de la société qui y faisaient leurs classes, eurent pour la plupart, l'intelligence de découvrir quel professeur leur était destiné et quelqu'une eut l'ingénieuse idée de conserver des devoirs annotés, des sujets de composition littéraire, des plans de leçons qui font le plus grand honneur au jeune professeur amoureux de sa profession et travaillant déjà à ses délicats portraits littéraires qui feront plus tard sa gloire. Pour exercer davantage des dispositions aussi sérieuses que sûres, les circonstances manifestèrent vite le talent de Jules Lemaître ; en 1878, une École Normale professionnelle de filles s'ouvrit et Jules Lemaître y enseigna ; il débuta comme conférencier, non seulement en prononçant le discours d'usage à la distribution des prix de 1876 (Éloge de la Musique), mais en faisant tous les quinze jours d'octobre 1878 à mars 1879 dans la salle des fêtes de l'Hôtel de Ville, une série de conférences, véritables cours sur les Romantiques, les Parnassiens, les Moralistes et les Contemporains (déjà) ; ce qui intéresse particulièrement dans ce détail, c'est que le conférencier citait en terminant ses portraits, le sonnet d'un ami ; cet ami, c'était lui-même ; le sonnet est pris parmi ceux des Lares.
On connaît l'aveu que contient une de ces dernières causeries (janvier 1913) sur ses débuts au Hâvre :
« …. Je n'étais pas beaucoup plus âgé que mes élèves. En réalité, j'étais encore plus jeune que mon âge. J'étais crédule tout en me piquant d'esprit critique, plein d'illusions, fou du Romantisme et de la Révolution. Mes livres de chevet étaient Victor Hugo, Michelet ou même Georges Sand dont je lisais et admirais alors jusqu'à Spiridion et Les Sept Cordes de la Lyre. Je ne sentais pas la vie et l'originalité extraordinaire de la seconde moitié du XVIIème siècle. Je préférais Corneille à Racine. Mais j'aimais les écrivains contemporains plus que tout, et j'ai gardé longtemps cette candide prédilection…. »
Si donc les réactions littéraires se manifestèrent si éloquemment dans ses travaux, peut-on enregistrer les réactions du cadre, du milieu dans ses poésies ? Il est tellement peu douteux qu'il ait pris parmi ses élèves quelque modèle à ses Puellae, que Jules Lemaître s'est donné lui-même le soin de le nier quand tout concorde à forcer sa discrétion. Dans une déclaration de février 1907, Jules Lemaître certifie n'avoir pas eu des modèles parmi ses auditrices.
« Mes élèves, disait-il, n'inspirèrent pas ces vers ; elles étaient presque des enfants. Plus tard, on y trouva des applications ; les fillettes firent, avec leur imagination, certains rapprochements après mon départ. »
Il n'est guère difficile de leur accorder un brevet d'observation ; eh ! quoi, un professeur de 22 ans, éloquent, disert, délicat, n'aurait produit sur les imaginations de jeunes femmes presque aucune impression ; et cet observateur ironique n'aurait vu dans aucune d'elles, la Mammosa par exemple, la Phtisica (dont il tirera plus tard Le Mariage Blanc) et Severa, protestante héroïque, elle qui va servir de première ébauche à cette tragique Aînée ? De bon sens, on ne peut sans nier les dons d'observation de l'écrivain, nier l'échange du professeur aux élèves comme des objets au poète. Il paraît superflu même de se livrer à ce jeu, quand pour les lieux par exemple, ils portent leurs indications précises. Pour donner plus d'éclat à ces inspirations, un témoignage de Mme Myriam Harry, d'après une confidence de Jules Lemaître lui‑même, peut suffire : Ces jeunes élèves ne lui furent pas toutes indifférentes, et bien qu'il ne commit aucune erreur cornélienne, ce furent les fiançailles d'une d'elles qui ouvrirent en lui la première blessure d'amour ; le timide professeur n'avait pas osé se déclarer ; il souffrit... un moment ; cette inconnue, c'est la Puella même, celle à qui appartient cette ironique partie des Médaillons. Le littérateur a pu vaincre l'amoureux ; il ne tirera du Hâvre qu'épreuves professionnelles, certitudes de sa vocation, exercices profitables, pas de l'amour certes, mais de cette douce éloquence et de cette subtile critique qui fera sa très sûre renommée.
Son manuscrit est prêt ; il va l'adresser à celui des poètes contemporains qu'il révère et qu'il semble aimer le plus ; il lui dédie ses premiers vers ; cette dédicace a été maintenue dans les différentes éditions comme un témoignage d'estime ; mais il y a plus ; on va lire la lettre que le poète des Tendresses adressait le 28 septembre 1879 à son jeune confrère qu'il dut ainsi patronner.
LETTRE DE SULLY-PRUDHOMME
« Monsieur et cher Confrère,
Car vous rimez aussi! Je n'en suis nullement surpris ; vous paraissez entrer trop intimement dans la pensée des poètes pour n'être pas leur complice. Je vous aurais remercié tout de suite de votre envoi et de la gracieuse intention que vous m'exprimez de me dédier ces sonnets, si j'avais eu votre lettre sans retard ; mais je vais et viens de la campagne à Paris, de sorte qu'il m'arrive de me croiser avec mon courrier.
Je suis très heureux d'apprendre que par nos goûts et aussi par nos relations, nous ne sommes pas l'un pour l'autre des étrangers. Monod est un de mes bons amis et c'est par lui que j'ai fait la connaissance de M. de Pomairols dont les poésies m'ont beaucoup intéressé ; enfin j'ai gardé le meilleur souvenir de M. Drion et de M. Anthaine, et je me rappelle, mais vaguement, les premières dents de Pistolet (2), aujourd'hui jeune homme distingué. Voilà bien des raisons pour que je me sente plus rapproché de vous et je serai tout-à-fait à l'aise pour vous dire combien vos sonnets m'ont plu, si je n'avais reçu de vous des éloges qui pourraient me faire un peu suspecter ma sincérité. Il faut bien cependant que je vous donne une opinion ; il m'en coûterait trop de ne pas vous faire part de mon entière satisfaction. Vous croirez sans peine que, partisan fidèle de la correction classique des vers, j'approuve de tout mon cœur la construction sévère des vôtres. Vous versifiez consciencieusement, c'est-à-dire que vous n'avez pas de ces rejets arbitraires qui ne sont motivés que par l'embarras où les nécessités de la rime jettent le poète maladroit ou paresseux. Vous avez vaincu la très grande difficulté de concilier la richesse des rimes, aujourd'hui exigée, avec le respect de la structure classique des vers, difficulté devant laquelle reculent tous les poètes sans courage.
Rien ne pouvait m'être plus agréable que de trouver chez vous cette double qualité (de rimer richement et de scander régulièrement) qui est si rare ; il est vrai que la versification pour celui qui veut lui conserver cette qualité est devenue extrêmement difficile et rend presque impossible la confection d'un long poème ; il faut y apporter un effort trop prolongé. Les dix portraits de jeunes filles sont charmants, parfaitement observés, plein de grâce et d'esprit. Inutile de vous dire que j'en accepte la dédicace avec le plus vif plaisir. Je vous signalerai seulement quelques passages qui m'ont un peu choqué. Je n'aime pas : „riche en convexités" (3). Ce mot abstrait devient légèrement comique ce qui n'est pas, ce me semble, dans le ton du sonnet. « Elle a le calme et la bonté des créatures » (4). C'est la seule fois, je crois, que vous ayez manqué à la règle de l'hémistiche. Mais l'exemple de plus d'un maître vous y autorise. Pour moi, je le regrette. Je n'oserai pas faire rimer, dans un sonnet surtout, « délié » avec « émacié » (5). Ces rimes sont pauvres (par exception dans vos vers). Je ne vois pas d'autres faiblesses à relever.... »
On sait le reste ; les faiblesses se retrouvent dans l'édition qui parut à la rentrée de 1880, quelques mois après l'adieu au Hâvre.
Puisqu'aussi bien Jules Lemaître professait pour les contemporains une admiration si vive, rien n'étonnerait plus que de ne le trouver pas dans le voisinage de Gustave Flaubert sans savoir qu'il alla rendre visite et hommage au solitaire de Croisset ; c'est ainsi que Jules Lemaître fut chaudement recommandé à Guy de Maupassant alors attaché au Cabinet du Ministre de l'Instruction Publique :
« Jules Lemaître à qui j'ai promis ta protection près de Graziani, écrit Flaubert, se présentera à ton bureau. Il a du talent et c'est un vrai lettré, rara avis, auquel il faut donner une cage plus vaste que Le Hâvre... »
Le brevet est légitime ; la recommandation fut efficace ; Jules Lemaitre resta un an en Alger ; il en revint avec un second volume de vers : « Petites Orientales, Une Méprise, Au jour le jour » qui parut en 1883, alors que professeur à Besançon, il allait quitter définitivement l'Alma Mater pour se consacrer entièrement aux Lettres.
En 1896, Jules Lemaître déjà connu et académisable réunit Les Médaillons aux Petites Orientales, les Lares à Une Méprise, le Risus Rerum à Au jour le jour ; c'est une édition complète ou mieux collective fort amputée. (6) Quelques Médaillons suggestifs et audacieux disparaissent : Publica, Urbana, Rustica ; il leur substitue une fine portraiture de bas-bleu : Litterata et à la galerie des Nations, il joint une piquante : Hispańa. Les pièces du genre léger, les souvenirs du Quartier, ce qu'il y aura de plus finement montmartrois — si l'on veut — dans l'édition des Médaillons disparaît : Étude de Prunelle, Son Chapeau, Rondel, Rondeau, Ballade de Questions, Ses Cheveux, Ballades et même cette mélancolique Nini Voyou. La pièce Odor di Femina devient prudemment Inquiétude. Quant à la raillerie Étude de Rhume, elle est supprimée aussi, pour son réalisme sans doute. Le Sucre, pièce très savoureuse dans sons parallèle, l'est trop peut-être, pour demeurer dans une édition châtiée ; les autres changements sont moins importants ; ils affectent des titres ou des dédicaces.
Telle est donc l'histoire du premier livre de Jules Lemaître. Les Bibliophiles Hâvrais ont quelque droit à le dire un peu de chez eux, un peu leur. Sans doute, les modèles des principaux Médaillons sont effacés ; les élèves qui vers 1880 avaient, les unes admiré l'éminent professeur et les autres peut-être éveillé les sentiments du jeune homme, se sont dispersées et ont pour la plupart oublié les cours, les conférences de Jules Lemaître à ses débuts ; combien même parmi ses heureux auditeurs y ont contracté le goût de la lecture et celui de notre littérature si féconde ? ... Qu'importe! Il est déjà heureux que quelques-uns s'en souviennent et que parmi eux il en est qui se soient imposé un sacrifice honorable en redonnant aux Médaillons leur physionomie première, en saluant le souvenir de Jules Lemaître au Hâvre et en revêtant ces poésies fines, spirituelles et calmes d'un habit qu'ils ont voulu beau et durable et dont le timide professeur aurait été surpris et satisfait.
RENÉ-LOUIS DOYON
Paris, juillet 1929.
NOTES
(1) Mercure de France 1-6-20 N 527
(2) qui devint le général Anthaine.
(3) Dans le sonnet « Mammosa ».
(4) Dans le même sonnet.
(5) Dans le sonnet « Phthisica ».
(6) Il faut remarquer que même cette nouvelle édition marque la mesure poétique de Jules Lemaître, car dans l'originale, Puellae et Lares portent en indication « Première Série », promesse qui n'a pas été tenue, première qui n'a jamais eu de seconde.