Georges Eekhoud
(Emile Verhaeren - L'Art Moderne, 18 septembre 1892.)
Là-bas, cet irréductible ? — Georges Eekhoud.
A le voir d'esprit ouvert à la curiosité universelle, à le suivre, commentant, traduisant, ressuscitant les poètes anglais, scandinaves, allemands, italiens, on le croirait cosmopolite. Au contraire plus que n'importe qui, dans son art, il est de son sol, de son pays, bien plus, de son village. Avant d'être flamand, il est Campinois.
Rien ne mord sur le silex de sa nature fruste et rude. Il demeure d'une résistance d'enclume, que les marteaux font retentir, mais qui ne bouge pas. Son essai sur Shakespeare et son temps prouve combien les Anglo-Saxons ont sollicité ses goûts. Egalement les véristes ultramontains, pendant longtemps, furent conquérants de son attention généreuse. En France, Léon Cladel lui fut cher.
La moelle de son art, c'est la tendresse foncière l'émotion passionnée et violente ; l'amour entêté et âpre. Sa sensibilité va de la douceur et de la naïveté à la sauvagerie et à la folie. Indiciblement claire en tel conte où des couples s'en vont par des jardins plantés de groseilliers et de buis, elle s'aggrave, elle gonfle et monte et souvent atteint le spasme. Son dernier livre aime jusqu'à faire crier. Il brûle comme une plaque à blanc.
Si l'on cherche une philosophie dans les oeuvres d'Eekhoud, on y trouve le panthéisme. Cette théorie en est l'universelle reine, comme en toutes celles qui viennent des Nords tristes et ardents. Elle déborde des êtres sur les choses, les peuplant de notre cœur, les spiritualisant de notre âme, les conviant à la vie totale, perpétuelle.
Au reste, serait-il possible à un esprit aussi silencieux et en même temps aussi profond d'être autre chose que spinoziste ?
Trop activement adore-t-il ses bruyères et ses plaines et leurs soirs et leurs nuits, trop pertinemment surprend-il le même langage chez les plantes et les bois, chez les bêtes et les gens, pour ne point conclure à leur identité foncière. La fruste et éloquente matière, la nature merveilleuse et éternelle, le monde des sens et de l'intellectualité communient en chacune de ses pensées, se manifestent en tout son rêve. Si la terre, l'horizon, les pierres, l'air, les brumes, les nuages, la pluie, la lumière n'étaient âmes attirantes et enveloppantes, comment justifier les lyrismes et les apothéoses ? Le sol patrial, le coin de dilection, le morceau de cœur qu'est pour Eekhoud la Campine anversoise, n'existent qu'autant qu'ils lui apparaissent : êtres émotionnels et divins.
Mais qu'on s'entende. Si l'ardeur pour son terroir perdure en lui, elle s'affranchit de toute notion conventionnelle de patrie. Cette quelconquerie géographique n'ayant aucun caractère sacré et intime, n'étant l'expression ni de ses souvenirs, ni de ses goûts, ni de sa race, le laisse dans l'indifférence la plus rigide. C'est une intercalation dans la prière fervente que profèrent ses livres, c'est une surcharge dans le texte.
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Son oeuvre est déjà nombreuse ! Outre trois volumes de vers négligés par lui, en voici le catalogue : Kees Doorik, les Kermesses, les Milices de Saint-François, les Nouvelles Kermesses, la Nouvelle Carthage (Anvers), les Fusillés de Malines, le Cycle patibulaire.
Ces livres réalisent une gradation. De volume en volume, la personnalité s'intensifie, la langue se spécialise, le caractère des personnages s'aiguise en autochtonité.
Les premières études rustiques s'influençaient de certaines conceptions déjà émises en des romans célèbres. Le fond était différent, mais certaines en[t] rées en matière, tels déroulements d'action, quelques descriptions de sites et de milieu rappelaient les procédés consacrés. Aussi les phrases, d'où n'étaient point rejetés encore les mots trouvés sur le terrain d'autrui, les expressions et les tournures caractéristiques de maîtres admirés, parasitaient l'écriture. Un sarclage était indispensable. Il se fit lentement, mais impitoyablement. Et bientôt, plus d'ivraie. Le froment pur grandit clair. Une odeur de labour âcre monta, une saveur de bonne et authentique récolte parfuma le livre. Sur les charrois de sa moisson, Eekhoud pouvait planter le « mai », le sien, avec des fleurs et des guirlandes, à ses seules couleurs flottantes et victorieuses. Il se créa une langue violente, rude, gutturale. Il trouva en français telles combinaisons de vocables qui équivalaient à des idiotismes flamands ; il réussit à donner telle impression si particulière en le mode d'expression littéraire qu'il s'était choisi que la synthèse de certains de ses contes s'incarne bien mieux en un mot néerlandais qu'en un terme latin. La richesse de son lexique s'accrut, la nouveauté et l'audace le heurtèrent. La faute nette et patente fut certes évitée, mais l'assurance que les conquêtes totales du soi-même lui donnèrent, l'entraîna vers une complète émancipation de la correction pimbêche et du style canonique.
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Pour saisir en leur vie profonde les protagonistes des Kermesses, des Milices et du Cycle, il faut bien se pénétrer de l'histoire des provinces belges et spécialement du passé de la Campine. Terre pauvre et tragique, celle-là, terre âpre et ingrate, non pas le tablier verdoyant et fleuri des Flandres, mais la loque rêche et grise des landes stériles, le sablon morne et pâle où poussent des plantes en paquet de ficelle et des arbres en bois de cercueil. Les villages rares, les indigènes violents et naïfs, les mœurs lointaines et touchantes et par dessus tout un vent de fanatisme. On y fit une guerre de paysans, jadis, en 92, aussi rageuse qu'en Vendée. On y mourut simplement, fermement, en héros silencieux. Si bien que le sang de la Campine semble plus glorieusement rouge que n'importe quel autre.
C'est au fond de ce pays que se retranchent les résistances les plus âpres aux illusions modernes de faux progrès et à l'embrigadement universel vers l'idéal bourgeois. Là bas, se lèvent encore des rustres massifs, des types de volonté immesurable, des ardents incompressibles, des soucieux de haine profonde, des marcheurs hors de tout rang, des endurcis de liberté fauve, des farouches d'eux-mêmes et des autres, des taciturnes couvant la révolte, sortes d'anarchistes des campagnes, hors la loi depuis des années et qui rôdent autour des fermes, traqués par les gendarmes et secourus — soit peur, soit fraternité — par les paysans, mais plus encore par leurs femmes et leurs filles. Tels sont les personnages de Georges Eekhoud.
Autrefois, dans Kees Doorik et les Milices, il les choisissait parmi les tranquilles et les paisibles. Il les aimait honnêtes de la vieille honnêteté de leur race, probes et fiers, ne s'affirmant terribles que poussés à bout. Certes les carrait-il d'un bloc, en face de toute vie banale et factice, têtus et foncièrement eux. Pourtant l'enjeu de leur tendresse ou de leur haine n'était point d'une témérité très éclatante. Il étudiait les rapports de maîtres à valets, de nobles à rustres ; il inaugurait des études de moeurs d'une spécialité mitigée. Dans les Kermesses, le ton monte. Dans les Fusillés de Malines, il s'élargit. Dans le Cycle patibulaire, le plein crescendo est atteint.
Le livre marque rouge. En une suite de nouvelles, tous les misérables du bois et de la plaine, du taillis et de la dune apparaissent : voleurs, canailles, pervers, meurtriers, brigands, rôdeurs, assassins, soudainement grands par l'idée qu'ils ont de leur révolte. Aucun de leurs vices n'est tu. Une vie fourmillante, criante de réalité, crue d'audace se manifeste ; elle empêche l'étude de s'empanacher d'exagération feuilletonesque ; elle se burine sur un fond d'eau-forte, violemment, encre et craie. Les extrêmes de la violence sont atteints surtout dans ce « Quadrille du lancier », la dernière nouvelle, où l'apothéose de l'irrégulier, du dégradé, du rejeté est si audacieusement et magistralement faite qu'on s'étonne qu'elle ait été écrite impunément. Heureusement, en Belgique, le parquet est insouciant du livre.
En face des larrons, des traqués et des fouaillés, qui, pour rester libres mènent une vie d'enfer, Eekhoud a dressé plusieurs types de femmes admirables de soumission et de fidélité totales. Telles figures sont d'une humanité toute de larmes et de bonté. Elle planent sur les récits comme de belles lumières. Leur psychologie tout autant que celle des parias auxquels elles ont voué leur âme se dévoile magistralement ajourée d'analyse. Et c'est Gentilie et c'est Blanchelive-Blanchelivette, caractères extrêmes, cœurs de résignation poignante, chiennes de sacrifice, aussi simples et accueillantes devant la mort que devant la vie. Le drame obscur et âpre, tragique et familier de l'existence rebelle et pourchassée, est enfermé dans la cave de leur pensée pour n'en sortir qu'en phrases courtes, en actes audacieux et décisifs, en dénouements terribles et logiques. Le crime et le vice y apparaissent comme de belles fleurs écarlates.
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Si Georges Eekhoud est parvenu à réaliser ces durables poèmes de violence et de sang, c'est qu'il a fait route vers eux entre sa pitié et sa tendresse. Il a aimé dans les gars d'abord la rusticité et l'intransigeance, la primitivité et la foi, le silence et le courage, l'âpreté et la colère. Puis leurs passions naïves et sincères, leurs misères tragiques, leur bonté souterraine, leur honneur spécial. Enfin la conquête s'est faite tout entière. Il les a trouvés aussi beaux, plus beaux, peut-être, criminels qu'innocents, exaltés que calmes, vaguant que sédentaires, traqués que paisibles. Et jamais il ne les a mieux honorés de sa force et de son prestige de poète. Peut-être aussi les évidentes fraternités qui lient les écrivains d'aujourd'hui aux irréguliers l'ont-elles soutenu au point que, vengeant ceux-ci des mépris, les dressant haut devant l'admiration et l'inquiétude, il a d'un même coup magnifié ceux-là.
- Pages belges / Emile Verhaeren.- Bruxelles (12 place du Petit Sablon) : La Renaissance du Livre, 1926.- 208 p. ; 18 cm.