jeudi 14 juin 2007

Charles d'Orino (1850-1910)


  • Contes de l’Au-delà sous la dictée des esprits [de] : Th. Gautier, Renan, Balzac, Maupassant, Zola, Père Didon, Feuillet, Lamartine, Dumas, Dickens, Pouchkine / Ch[arles] d’Orino [Jeanne Marie Clotilde Briatte Comtesse Pillet-Will, pseud.].- Paris (122 rue Réaumur) : Librairie Félix Juven, [1904].- XXVIII-298 p. ; 18,5 cm.
    • Il a été tiré de cet ouvrage : 12 exemplaires sur papier de la manufacture impériale du Japon, numérotés à la presse, de 1 à 12 ; 25 exemplaires sur papier de Hollande à la forme, de van Gelder Zonen, numérotés à la presse, de 13 à 37. Exemplaire n°22. Sur la page de faux-titre de cet exemplaire à toutes marges : « A mon ami le Comte de Blangy. Ctesse Pillet-Will »


INTRODUCTION
Choses vues

Un petit salon dans un élégant hôtel privé, deux dames assises l'une à côté de l'autre devant une table en bois peint. Aucun objet sur cette table si ce n'est du papier écolier et des crayons dont je dirai l'emploi tout à l'heure.

Une de ces dames, Mme Y..., m'avait dit la veille : « Venez et vous jugerez. »

Ce que je viens voir, ce que je suis appelé à juger, c'est l'intervention d'Esprits qui de l'au-delà communiqueraient avec la dame en question, et le fonctionnement de cette intervention.

Pourquoi ai-je consenti à venir contrôler une de ces affirmations que tant de gens de sens rassis accueillent par des haussements d'épaules, et que mille raisonnements m'induisent à tenir pour vaines ?

Uniquement parce que Mme X... m'est connue depuis longtemps pour une femme d'intelligence réfléchie, équilibrée, que sa situation de fortune, sa position mondaine mettent au-dessus de tout soupçon de se prêter à une supercherie, ou simplement à une mystification. C'est de plus une des femmes les plus franches que je connaisse. Je ne peux donc pas récuser sa parole, quand elle me dit que son médium, une jeune femme, présente dans le petit salon, est aussi désintéressée qu'elle. Au surplus, il me suffit de regarder avec attention cette collaboratrice pour que mon idée préconçue de voir en elle une dupeuse consciente ou inconsciente s'évanouisse à l'instant. Son regard, son attitude, son langage respirent la sincérité la plus absolue. Si, au surplus, d'aventure, elle jouait la comédie, son talent d'actrice serait si miraculeusement parfait qu'elle pourrait se faire engager demain sur une grande scène à des conditions de prix dix fois plus élevés que ses gains professionnels.

La séance commence.

Mme X... a, au préalable, causé devant moi à voix haute avec un de ses Esprits familiers dont elle me transmet les réponses et qui lui parlent directement. Les autres s'entretiennent avec elle soit oralement au moyen d'une table, soit, comme nous le verrons tout à l'heure, par écrit. La table n'est pas, comme dans les communications de vivants avec les Esprits dont j'avais ouï parler, tournante. Ses pieds ne se lèvent pas davantage pour retomber ensuite après s'être arrêtés à telle ou telle lettre de l'alphabet convenu entre le questionneur et l'Esprit. La table que je vois procède par un oui et un non simplement - trois coups pour oui, deux pour non - manifestés par des craquements très perceptibles dans l'intérieur de la table. Bien entendu, j'ai pris soin de me baisser au cours de la conversation avec l'Esprit pour examiner la position des pieds des deux médiums et constater qu'elle ne peut imprimer aucun mouvement suspect. Du reste, mon oreille ne m'a pas trompé sur la nature et l'intensité du craquement. D'autre part, l'expérience se répéta cinq fois, dix fois, ce qui ne permet pas de donner le change sur la régularité de ces petits bruits, leur correspondance avec les questions posées. Et c'est déjà intrigué que je passe à la seconde expérience, à savoir une incarnation.

La collaboratrice immobile d'abord dans une attitude de recueillement, ressent ensuite un sursaut, se renverse sur le dossier de sa chaise, ferme les yeux et parle.

Elle s'incarne d'abord une jeune fille du Midi et sa voix a l'accent d'au delà de la Garonne. Puis elle devient un homme de profession très grave, mort depuis peu d'années, et la voix sonne subitement posée, presque solennelle, comme il sied à un homme grave. Si ces deux intonations, celle de la jeune fille et celle de l'homme sont imitées, je répète que la double incarnée mériterait de magnifiques cachets comme actrice. Mais la voilà qui se réveille et qui, réveillée, déclare ne rien se rappeler de ce qu'elle vient de dire. Elle se plaint simplement d'un peu de fatigue, puis, après quelques minutes de repos, elle se prête avec un empressement presque joyeux à une troisième expérience, la plus importante des trois.

Les deux femmes, placées l'une à côté de l'autre, prennent chacune une grande feuille de papier écolier, s'arment d'un crayon et l'une d'elles se met à écrire, sous la dictée, me dit-elle, d'un des Esprits, qui vient de s'annoncer dans la table comme acceptant d'être ce jour-là « auteur pour elle ». J'observe les mouvements de celle qui écrit. Le crayon court rapide sur le papier. Les moments d'arrêts brusques sont suivis de reprises non moins brusques. Au cours d'un arrêt plus long, je regarde la ligne tracée. L'écriture est incohérente, mais assez facile à déchiffrer, elle n'est pas celle de Mme X... La collaboratrice relaie alors cette dernière et je note aussitôt, d'abord que les deux écritures des deux papiers sont à peu près identiques ; ensuite, ce qui m'intrigue plus encore que les craquements de tout à l'heure, j'observe que la phrase commencée par Mme X... se raccorde absolument à celle que vient d'achever sa collaboratrice. Or, pas un moment les yeux de l'une et de l'autre ne se sont détournés de leurs papiers pendant qu'elles écrivaient pour regarder ouvertement ou à la dérobée le papier de la voisine.

Et maintenant, qu'ont-elles écrit ?

Elles ont écrit les récits que vous allez lire.

Convaincues d'avoir machinalement transcrit des phrases à elles dictées par un être invisible, ayant porté sur terre un nom glorieux, elles se retranchent derrière leur rôle de copiste :

« Nous avons, disent-elles, littéralement reproduit ce qui nous a été dit, rien de plus. Si ces communications que nous croyons fermement nous avoir été dictées par d'illustres écrivains, n'ajoutent que peu d'éclat à la gloire de ces hommes, notre amour-propre n'en souffrira aucunement. Toutefois de bons juges nous ont avoué que telle ou telle page qui nous a été inspirée par l'Esprit de tel ou tel philosophe est littérairement belle. »

Mme X... ajouta s'adressant à moi : « Quel que soit le jugement porté par le public de demain sur la valeur intrinsèque de ces écrits, c'était mon devoir étroit de les réunir ; si redoutable que puisse sembler la menace d'être traitée de visionnaire, alors qu'on sait pertinemment jouir de son plein bon sens, quelle compensation à ces ennuis ne trouverai-je pas dans cette publication ! Alors que je dois déjà un grand bienfait physique à ces communications, quelle allégresse n'aurai-je pas à les mettre en évidence aux yeux de tant de gens, qui souffrent tous les maux du corps et de l'âme, auxquels je donnerai le moyen d'aimer la vie et surtout de ne pas redouter la mort ! »

Sur ces derniers mots, j'ai pris congé de Mme X..., encore un peu plus intrigué qu'après la première expérience, n'osant pas croire, ne voulant pas croire, mais me demandant si jamais quelque philosophe doublé d'un savant, ayant été spectateur dans les mêmes conditions que moi, m'expliquera ce qui reste inexplicable à mon entendement après cette « chose vue ».