vendredi 28 mars 2008

Fernand Chaffiol-Debillemont (1881-19..)


  • Jeux d'ombres : variétés bibliophiliques : Sénac de Meilhan ; le coeur de Marat ; de Barrès à Montorgueil ; Vallès et Séverine ; Germain Nouveau ; Chételat contre Hugo, etc. / F. Chaffiol-Debillemont.- Paris (19, quai Saint-Michel) : Albert Meissein, 1936.- 247 p. ; 19 cm.
    • Il a été tiré de cet ouvrage 50 exemplaires sur papier vergé d'Arches numérotés de 1 à 50.

BOUQUINISTES D'AUTREFOIS

De même, que sur la tombe de Lucien Gougy, érudit et grand libraire, M. Louis Barthou, son
ami, prononça un touchant adieu, de même, je tiens à saluer la mémoire d'humbles bouquinistes disparus qui sont associés à mes premiers émois de chasseur de livres.

Je dois l'initiation bibliophilique à mon père qui m'offrit, quand j'avais seize ans, les Fables de La Fontaine illustrées par Gustave Doré. Précieux exemplaire que je ne possédai hélas que peu de temps, car mon père, bohème invétéré, un jour d'infortune, reprit l'in-folio pour le vendre à vil prix à un certain M. Pirette, lequel, dans le passage Meslay, faisait commerce de romans défraîchis, de livraisons populaires, et d'auteurs anciens dépareillés. En cette société sans faste, mon La Fontaine prit aussitôt figure de grand seigneur. Largement ouvert à la planche Le Berger et la Mer, il trôna comme un antiphonaire sur son lutrin. Avec d'amers soupirs, je vins souvent contempler cette image qui reste gravée dans mes souvenirs mélancoliques.

Or donc, j'étais intoxiqué. Dès que je fus en mesure de gagner mon pain, je n'hésitai pas à sacrifier l'utile à l'agréable. Celui qui ne s'est pas privé d'un repas pour acquérir un livre convoité ou qui, après avoir compromis l'équilibre de son fragile budget, n'a pas savouré de délicieux remords, n'est pas digne d'entrer dans la noble confrérie.

Très jeune, j'ai hanté ces boutiques où l'on respire l'agréable odeur, un peu poivrée, du papier imprimé que la poussière protège. Entre autres, j'aimais visiter celle de M. Clévi, en haut de la rue de Douai. Le père Clévi, homme nonchalant et fin, semblait toujours accablé de regrets quand il cédait un de ses bouquins. On lui fendait le cœur. Pour cette raison, il ne rabattait jamais rien sur les prix. Ceux-ci étaient cependant abordables. Chez lui, je me suis approvisionné en Revue Blanche telles que Saint-Cendre, La Leçon d'Amour dans un parc, Bubu de Montparnasse, éditions originales, non coupées, dédicacées (avec nom gratté), sans débourser plus de deux francs. En cela se révélait la perspicacité du marchand qui déjà mettait Maindron, Boylesve et Charles Louis-Philippe à la même cote que les romanciers à la mode que l'avenir n'a pas consacrés. La Marquesita, de Jean-Louis Talon, ce brillant tableau des moeurs espagnoles, trop ignoré, me sollicita par sa couverture. Ah ! l'heureuse découverte ! Avec reconnaissance, je m'incline devant l'ombre du père Clévi.

De la rue de Douai, je sautais boulevard de Clichy, chez un autre Clévi, frère ou cousin du précédent, dont l'antre sombre voisinait avec le Cabaret du Ciel. Des piles de livres figuraient les colonnes d'un temple ; la crainte, en les ébranlant, d'être écrasé comme Samson, pimentait le plaisir des recherches. Là s'accumulaient d'autres services de presse. Les éditions du Mercure de France, depuis Ubu Roi jusqu'à cette charmante Amie Nane, de Toulet, en passant par toute la gamme des Gourmont, des Régnier et des Gide, peuplèrent bientôt mon étroit logis. « Les bons ouvrages ne se vendent pas », a mis Léautaud en épigraphe à son Passe-Temps. Le Petit Ami, qu'on se dispute maintenant, s'écoulait alors en librairie à la cadence de trente exemplaires l'an.

Avoir su discerner les œuvres durables dans le fatras de la production contemporaine est une des plus douces satisfactions du bibliophile qui ne doit jamais obéir à l'esprit de spéculation. Fi de celui qui, de son vivant, réalise sa bibliothèque. Les livres n'ont-ils pas un visage aimé qu'on ne peut plus quitter ? Pour moi, ils sont couleur du temps où j'en devins possesseur. Quand je les feuillette, j'évoque une promenade sur les quais, un paysage de ma ville et même l'heure avec l'état du ciel. O les bons compagnons de voyage dans mon passé !

Par exemple, voici deux plaquettes que vous ne m'arracheriez pas pour tout l'or du monde. Ce sont L'Amour absolu, d'Alfred Jarry, et Savoir Aimer, d'Humilis.

Le premier a été tiré à cinquante, manuscrit autographié in-4° couronne de 104 pages, couverture non imprimée, date 1899. Après une distribution à quelques amis, il restait 33 invendus. Jarry les offrit à un libraire, à raison de dix francs l'un avec signature et page originale en prime. Qu'advint-il de cette proposition ? Je ne crois pas qu'elle eut le succès escompté, car l'exemplaire dont je suis détenteur n'a point tous ces avantages. Cet ouvrage curieux, qu'on peut considérer comme quasi inédit, vient d'être publié dans la collection de la Petite Ourse, agrémenté d'une préface du docteur Saltas, l'ami et le collaborateur de Jarry. Il méritait de revoir le jour. Je dénichai cette pièce rarissime rue de Tournon, chez M. Jacquenet, le père. C'était un brave homme qui classait avec soin la récolte de livres disparates que déversait chaque matin sa toilette verte de colporteur. Sur la fin de sa vie, quand la paralysie l'immobilisa, il recollait encore des dos fatigués et il mourut en caressant du regard ses bouquins bien dans
les rayons.

Quant à Savoir Aimer, le chef-d'œuvre de Germain Nouveau, il n'a point d'ambition typographique ; simple opuscule de 105 pages, vêtu d'une robe bleue, il fut imprimé en 1904 par « Les amis de l'auteur », grâce à la persévérance affectueuse de Léonce de Larmandie, qui avait appris par cœur les poèmes d'Humilis pour les transmettre un jour à la postérité.

J'ouvris au hasard le recueil et, surpris puis enthousiasmé, je lus tout d'une traite Les Mains, dont les stances de cette qualité :

C'est Dieu qui fit les mains fécondes en merveilles. Elles ont pris leur neige aux lys des Séraphins Au jardin de la chair ce sont deux fleurs pareilles Et le sang de la rose est sous leurs ongles fins.

montent vers Dieu comme un plain-chant mystique.

Ce trésor était caché dans la boîte à huit sous de Mme Melet, libraire, passage Vivienne. Je me rappelle nettement les circonstances de cette rencontre spirituelle. Une douce pluie verlainienne tapotait le vitrage. Encore assourdi par les clameurs de la Bourse, j'étais venu me réfugier dans cet endroit paisible que j'affectionne particulièrement. Lors, rempli d'admiration, je pénétrai chez la libraire que je connaissais fort bien et, sans ambages, lui déclamai l'hymne aux Cathédrales.

Chère madame Melet, vous m'avez écouté jusqu'au bout, sans sourire, car vous étiez sensible à la musique des mots et aviez le goût bon. Frileusement serrée dans votre châle, déjà malade, vous faisiez une petite tache d'ombre en la cité des livres. D'une voix frêle, vous m'avez félicité de ma trouvaille, secrètement étonnée peut-être qu'en l'an de grâce 1919, après une guerre qui a tué tant de choses, quelqu'un se passionnât aussi ingénument pour un poète inconnu.

Vous tous qui, comme moi, avez gonflé vos poches de livres dont la beauté vous fut soudain révélée au cours d'une flânerie, n'estimez-vous pas de toute justice, le pieux hommage que je rends aux bouquinistes de jadis qui, à si bon compte, nous ont procuré ces plaisirs délicats ?