- Contes / Georges Courteline ; introduction d'Edmond Pilon, [ill. de Jacques Touchet].- Paris : L'Edition d'Art H. Piazza, MCMXXXI [1931].- 292 p.-1 f. de pl. en coul. : ill. en coul. ; 19 cm.- (Contes de France et d'ailleurs ; 5).
- Les illustrations de cet ouvrage, cinquième de la collection « Contes de France et d'ailleurs » ont été dessinées spécialement par Jacques Touchet. Il a été tiré 300 exemplaires (1 à 300) sur papier Annam de Tives et 3200 exemplaires 5301 à 3500) sur papier chiffon. Exemplaire n°1098.
INTRODUCTION
LORSQU'IL fut parvenu à la fin de son profond et subtil essai sur le Rire, M. Henri Bergson ne put s'empêcher de conclure en montrant qu'à côté du rire qui mousse, pétille et n'est après tout que l'expression d'une joie saine, « légère et gaie », une autre forme de ce même rire existe encore : celle à laquelle « une certaine dose d'amertume » vient s'ajouter.
Ce rire ou plutôt ce comique-là, né de l'observation et qui se montre assez avisé pour découvrir les traits de caractère sous l'apparence du bouffon, est proprement celui de Courteline. C'était aussi celui de Molière, et c'est ce qui fait qu'on a pu discerner, aussitôt que Boubouroche parut au théâtre, une sorte de similitude entre cette comédie et certains traits d'humeur de l'auteur du Misanthrope. De son côté, Courteline s'est expliqué, en quelque façon, sur cette manière qui lui est commune avec Molière. C'est quand il s'adresse, pour les plaindre, à ceux de ses auditeurs ou des ses lecteurs qui « ne voient pas de quelles tristesses sont faits certains éclats de rire ».
Le premier de ceux qui s'aperçurent de cette ressemblance fut Jules Lemaître, et c'est lorsque ce juge si perspicace et intelligent écrit qu'il y a, dans le deuxième acte de Boubouroche, « plus et mieux que du burlesque », enfin que, de toutes les œuvres nouvelles du théâtre comique, celle-ci est « la mieux rattachée à la tradition ».
Le Boubouroche que nous donnons ici n'est pas celui de la scène. C'est seulement le conte d'où la pièce fut tirée ; mais chez Georges Courteline, le conte est si souvent dialogué, et ce dialogue lui-même présente un relief si saisissant, les situations en sont si naturelles et vraies que l'auteur n'a eu que très peu de chose à faire pour le transposer du plan du livre à celui du théâtre.
« Le monde, a écrit plaisamment une fois l'incisif et charmant philosophe que fut Courteline, le monde se divise en deux classes : ceux qui vont au café et ceux qui n'y vont pas. De là deux mentalités parfaitement tranchées et distinctes, dont l'une — celle de ceux qui y vont — semble assez supérieure à l'autre. » Boubouroche va au café, Théodore y va et naturellement Lagoupille, le client sérieux ; ceux qui n'y vont pas sont le concurrent heureux de Boubouroche, le père de Théodore et le Président du tribunal appelé à juger Lagoupille ; car c'est là un fait que, dans cette oeuvre diverse mais classique désormais de Courteline, les tribunaux se trouvent être aussi nombreux que les cafés.
Avant de choisir les seconds comme théâtre à ses observations, Georges Courteline approcha d'abord des premiers. A peine était-il au sortir de l'enfance que l'auteur de la Paix chez soi, du Gendarme est sans pitié, de l'Article 330 commençait de fréquenter ces milieux austères. Il faut dire qu'en ce temps-là, son père, Jules Moinaux, le même écrivain qui fut l'auteur des inénarrables Tribunaux comiques, était un assidu des audiences correctionnelles ; et comme Jules Moinaux était doué, autant que son fils devait l'être un jour, de l'aptitude au comique et de ce sens caricatural qui lui inspira tant de ravissantes pochades judiciaires, ce fut à cette école, bien un peu directe, que le jeune Courteline apprit à connaître, non seulement les surprises du code mais encore l'application que ne cessent d'en faire, aux Chicaneaux de tous les temps, et dans un esprit qui n'a pas varié depuis Rabelais, les Dandins et les Intimés.
Les petits travers des lois, les brimades des magistrats, huissiers et tous officiers ministériels, l'arbitraire de la force mise au service du droit, les insupportables abus d'un pouvoir souvent plus tracassier qu'équitable, ont inspiré à Georges Courteline ces récits procédant par dialogues qui sont autant de petits chefs-d'œuvre de caustique humour et de franc pittoresque. Un monsieur qui a trouvé une montre, Hortense, couche-toi, Vos billets, s'il vous plaît, voilà, dans l'ordre de la nouvelle ou du conte, des pages bien dignes de prendre place à côté du surprenant Client sérieux, enfin de tous ces petits actes où ce maître du rire rejoint ses plus vieux ancêtres : les auteurs de soties ou moralités, ceux de la Farce de Pathelin, enfin le narquois Bonhomme à qui l'on doit des Fables où les juges et les justiciables, ces derniers selon qu'ils sont misérables ou puissants, sont campés d'un trait sobre autant que malicieux.
A propos de l'auteur de Boubouroche, de Godefroy, de Théodore cherche des allumettes, une particularité, à laquelle on n'a pas prêté jusqu'ici suffisamment attention, est à remarquer encore. Nous voulons parler de l'origine provinciale de Courteline ; et peut-être bien que la finasserie unie à la drôlerie qui communiquent à son talent le relief et l'acuité, proviennent, chez l'observateur de Messieurs les ronds-de-cuir autant que chez le confident des Animaux malades de la peste, de cette disposition surprenante qu'ils ont l'un et l'autre, le Champenois et le Tourangeau, à découvrir les travers professionnels, à saisir le ridicule des individus.
« Un fils du pur terroir français », voilà comment René Boylesve, dans sa clairvoyance, définit une fois avec vérité ce natif de Touraine qu'est l'auteur des présents contes. Qu'à ce génie, quelque peu matois mais limpide en ses finesses, on ajoute un brin de gouaille parisienne et ce tour montmartrois que l'écrivain acquit du côté de la Butte, au temps de la dernière Bohème, celle de 1880 à 1890, et l'on aura la définition d'un talent qui correspondait si bien au personnage resté jusqu'à la fin, chez Georges Courteline, en dépit de la rudesse apparente, infiniment bon.
Ce personnage d'un maître, si original dans sa physionomie et si judicieux et profond dans son œuvre, Edmond de Goncourt en a laissé le portrait savoureux, enlevé prestement d'un crayon un peu aigu mais juste, rappelant ceux d'un Forain ou d'un Toulouse-Lautrec. C'est quand, dans une page de son Journal, il a représenté le conteur du Train de 8 h. 47, semblable à « un petit homme de la race des chats maigres, perdu, flottant dans une ample redingote, les cheveux en baguettes de tambour plaqués sur le front » ; un petit homme, un « gesticulateur » plutôt, ayant dans le sac de cette redingote « des soubresauts de pantin cassé », et, dans ses paroles, « la verve comique à froid » de ses articles mordants et de ses récits impayables.
Pour l'écrivain, le dramaturge et pour tout dire le moraliste, il est bien un peu cela aussi qu'a défini Edmond de Goncourt : un « chat maigre », nerveux, souple, mais drolatique et dont les coups de patte, la griffe acérée s'exercèrent non seulement sur les chats fourrés ses rivaux et ses adversaires, mais sur ceux qu'il nomma les ronds-de-cuir, enfin sur ces piliers de caserne toujours divertissants : les toubibs, les adjudants, voire ces vertigineux troupiers d'autrefois, dont le type s'est bien un peu modifié depuis la guerre mais qui n'en demeurent pas moins les protagonistes du plus stupéfiant guignol militaire : Potiron, Lidoire, et ces joyeux drilles honneur du fameux escadron de Bar-sur-Meuse : Croquebol et La Guillaumette.
Bien qu'il ne se fît pas illusion sur l'égoïsme ou la petitesse de ses semblables, Georges Courteline ne conclut jamais pour cela à cette désespérance, à ce pessimisme auxquels un Jules Vallès par exemple, mais dans un autre ordre, aboutit facilement avant lui. C'est que l'auteur de la Conversion d'Alceste, cela se devine à mille traits délicats, à maints touchants détails de sa vie et de ses ouvrages, ne cessa jamais de considérer le monde avec indulgence.
« Je compris que les hommes sont méchants », écrivit-il une fois dans le Piano, l'une de ses plus expressives et plus fortes nouvelles, contée sobrement. Mais de ce que les hommes sont méchants, il ne s'ensuit pas pour cela que Courteline le fut. La preuve en est que lui qui admirait Molière pardessus tout, d'abord Amphitryon, puis ce Misanthrope qu'il compare non sans beauté à un aigle « planant là-haut, tout là-haut dans le bleu », se laissa aller une fois à dire : « Le véritable tort d'Alceste, le plus grand de tous à beaucoup près, c'est de montrer l'humanité bien plus mauvaise qu'elle ne l'est réellement. »
Un sentimental qui se dérobe par pudeur sous le masque du rire, un gentil garçon qui demeura
ton ours, malgré son aspect sourcilleux, fidèle au joli passé de sa Bohème, voilà, en suprême analyse, ce que fut avant tout et surtout l'auteur d'Ah ! jeunesse. « Mauvais souvenirs ! a-t-il écrit une fois en contant avec humour des histoires un peu brutales d'escadron, mauvais souvenirs ! Soyez pourtant les bienvenus : vous êtes ma jeunesse lointaine. » Ah ! cette jeunesse ! Comme Georges Courteline l'aime, de quel ton il en parle, ce nouvel Alceste : « J'ai follement aimé ma jeunesse, je l'ai aimée passionnément, avoue-t-il, aimée comme une maîtresse pour laquelle on se tue ! » Au prix d'un tel aveu que sont les confidences des héros de Murger, des contemporains de Musette et de Mimi Pinson ?
Une pareille verve juvénile, un attachement aussi marqué à toutes les illusions, à toutes les effusions des années heureuses, est bien au surplus ce qui confère à tant de jolies pages, et malgré l'apparence quelque peu bourrue, un accent de poésie, l'on n'ose dire de tendresse. Cette tendresse, elle est là pourtant visible à bien des endroits, une tendresse faite de petites joies et de gros chagrins. Boubouroche ! Mais il a un cœur d'or, ce garçon-là ! Et cette Adèle, qui le trompe avec un bellâtre, ce n'est pas seulement une « carogne », comme on
disait au XVIIe siècle, mais une petite dinde, oui une petite dinde. Angélique même, dans la rustique comédie de Molière, n'est ni plus sotte ni plus inconséquente. C'est que le monde ne vieillit pas ; il a toujours les mêmes défauts, les mêmes vices, aussi les mêmes vertus ; il souffre des mêmes peines ; et c'est ce que M. Lucien Descaves, qui aima Courteline et le comprit si bien, exprima mieux que personne lorsqu'il écrivit, du personnage que nous présentons de nouveau, un peu plus loin : « Boubouroche c'est l'Amant confondu ; à ce titre, je crois bien qu'il restera comme Georges Dandin, au répertoire de la Comédie humaine. »
EDMOND PILON.