- En sabots / André Baillon ; préface de Franz Hellens, [illustrations de Jean Donnay].- Liège : Les Lettres belges, 1959.- 311 p. : ill. ; 20 cm.
- Cette édition a été composé en caractères Egmont corps 12 et tirée sur papier crème Original Renage's Mill, à 2200 exemplaires numérotés à la presse, savoir : 2100 exemplaires numérotés de 1 à 2100 ; 50 exemplaires destinés au service de presse, marqués S.P. et numérotés de 1 à 50 ; 50 exemplaires hors commerce, marqués H.C. et numérotés de 1 à 50 ; les illustrations sont de Jean Donnay. L'impression a été effectuée sur les presses de l'Association Intercommunale de Mécanographie, à Liège ; elle a été achevée le dix mars 1959. Exemplaire numéro 0278.
- Les éditeurs remercient la Bibliothèque royale de Belgique qui, bénéficiaire des droits cédés par les légataires d'André Baillon, leur a donné l'autorisation de reproduire "En Sabots".
*
* *
* *
PRÉFACE
Cette réédition s'imposait. En Sabots, le premier ouvrage d'André Baillon, est sans doute le meilleur, le plus franc et le plus frais de son œuvre. Il vient directement de la source. Et déjà l'écrivain y donne toute sa mesure. Dire qu'il ne fera par la suite que se répéter serait inexact, injuste ; mais il n'ajoutera rien d'essentiel, ni à sa pensée, ni à son style.
Puisqu'il ne s'agit ici que de ce premier livre (dont la première édition portait le titre beaucoup plus caractéristique de Moi quelque part... où, dit Baillon, « des esprits singuliers ont flairé une impertinence »), occupons-nous un instant de ce livre dont le titre nouveau « fruste, rustique, évoque assez bien quelque chose où l'on est à l'aise ». Ne considérons Baillon que sous ce premier angle, où son propos se réduit à se peindre tel qu'il est en un film très détaillé qui le montre vivant dans son milieu familier, dont il va nous présenter en images successives tous les éléments, matériels, figuratifs, aussi bien qu'abstraits. C'est dire déjà qu'on trouve dans cet
ouvrage, avant tout descriptif, assez d'imagination poétique pour contrebalancer un naturalisme qui prend volontiers le dessus.
Le premier ouvrage d'André Baillon naît à une époque où symbolisme et naturalisme se rejoignent, se confondent, et vont se perdre dans l'océan de l'ère littéraire nouvelle. Edité avant la première guerre qui fut à la fois le tombeau et le berceau de tant d'écoles, il reparaît en 1922, et déjà on peut en classer la manière et l'esprit. Ni la manière ni l'esprit d'En Sabots et des œuvres qui suivront ne participent au renouveau de l'après-guerre où vont se dessiner des courants divers ; et pourtant, au milieu même du renouvellement plein d'indications nouvelles, le style et la vision de l'auteur s'imposent. C'est parce qu'André Baillon se manifeste dans ses livres comme un caractère pur, ignorant des influences scolaires. Sa vision des choses est directe, part de lui-même, sans arrêt dans ce qu'on a nommé dédaigneusement : la littérature.
Nous avons dit : En Sabots est un livre qui se déroule sous les yeux du lecteur comme un film. Je ne pense pas que la comparaison soit exagérée ; je suis même certain qu'on ne saurait considérer ce livre sous un autre angle : une suite ininterrompue d'images, non point photographiques, mais poétiques, puisées sans intermédiaire dans la nature même du sujet, mais arrangées, relevées, colorées, par un esprit primesautier, narquois ; ce qui rend ces images d'extraction naturaliste si précieuses et évocatrices aux yeux supervoyants du lecteur d'élite.
Il s'agit donc ici de peintures ou plus précisément de gravures rehaussées des tons prestigieux de la poésie la plus naturelle. L'abstraction ne s'avère dans le livre de Baillon que par des tours de phrase et d'esprit, et non par des bonds insensés dans un espace sans dimensions ni couleurs ; par une série de petites révélations figurées et non par d'ingénieux assemblages de mots dont on cherche avec peine le sens.
Que nous offre ce livre d'images, dans quel sens s'oriente cette cinématographie poétique ? Cela revient à cette question : quel est l'ordre de l'artiste et du conteur ? En quoi consiste son procédé et comment sa vision de l'homme et de la nature s'impose-t-elle au lecteur ?
Cet ordre est simple. Puisqu'il s'agit bien d'un film, dans le sens que nous avons indiqué, Baillon fait défiler dans sa suite logique le tableau mouvant de sa personne au centre du cadre dont il décompose les éléments. La personne du conteur d'abord : ce moi, quelque part, s'inscrit au frontispice. D'abord tel qu'il se présentait quand il n'était qu'« un Monsieur de la ville ». Ensuite tel qu'il se montre en sabots, les « genoux trop gros. Des pieds de timide qui s'appuient sur le bord et tournent un peu vers l'intérieur ». Mais on s'apercevra que ce timide au physique ne l'est pas du tout au spirituel. Ce sera quand se mettront à passer les multiples tableautins de sa campagne, du village de Westmalle, de la bruyère campinoise, de la maison, des voisins, du chien Spitz, des poules, chats et autres bêtes, de simples passants, des trappistes, et enfin et de nouveau, à travers ces images et ces « gags », de ce Moi, je... Car, faut-il le dire, le personnage de l'auteur domine le paysage avec ses hommes et ses bêtes, de toute la hauteur de sa double représentation matérielle et spirituelle. Baillon est de tout et de tous. On le devine, on le sent, derrière tous les buissons et jusque dans l'ombre même des créatures et des choses qu'il nous montre. Modestement, du reste. La dernière phrase du livre, qui résume tout ce qui précède, l'indique : « Un ciel immense à couvrir toute la toile : en dessous, des bruyères, des bois, des mares, un petit couvent, de petits trappistes, de petits paysans et, là-dedans, pas plus grand que les autres, moi... quelque part ».
Pas plus grand que les autres, soit, mais plus vaste.
De quoi est fait ce style buriné qu'est celui d'André Baillon ? Car il n'a que peu à tenir des autres. Tout écrivain a son ou ses devanciers. Il n'est pas douteux que l'écriture de Baillon trahit des sympathies pour celle d'un Jules Renard, par exemple. Il possède aussi les brièvetés d'un Paul-Louis Courrier sans souffrir de ses longueurs. Des affinités électives aussi avec Neel Doff, sans le naturalisme exclusif de celle-ci. Vite, Baillon se fixe, rien que lui-même.
On imagine Baillon, dans la peau et le costume d'un graveur flamand, d'esprit espiègle, et d'un siècle passé, non périmé. Il manie la plume comme l'outil et s'amuse à faire aussi vrai que possible le détail caractéristique que son œil aperçoit, tout en le transformant dans une foule de petits traits originaux qui appartiennent à son esprit secret comme à sa sensibilité la plus reculée. Voyez comme il parle, avec la plume, de la bruyère « En automne, elle porte sa robe foncée de bure ; au printemps, elle y pique un peu de vert. Pour l'été, elle se pare, et sous ses millions de fleurs, un matin, la voilà rose. On la voudrait toujours ainsi ; mais trop grave, ses
fleurs sont encore là, qu'elle repense déjà à sa bure ». Évoquant le couvent des Trappistes, un élément sonore s'ajoute à la couleur du peintre : « Jusqu'au fond des bois, sa cloche vient vous tirer par l'oreille. Autrefois, le couvent était vieux. Le vent entrait à la chapelle souffler les cierges, sous le nez du bon Dieu ; au réfectoire, des grenouilles nageaient vivantes dans les cruches des Pères... mais on se sentait citez des Trappistes. »
La maison de l'auteur est décrite avec amour. Devant l'âtre qu'il dessine de la pointe du burin, on pense à l'étonnante et minutieuse description de cette cheminée qui faisait de l'habitation de Melville une sorte d'énigme en briques et ciment. Mais la maison de Baillon est tout ouverte. L'énigme est dans le talent de l'écrivain qui nous la décrit : « Elle est trop simple pour vivre sur le bord de la route. Un bout de champ lui suffit... Elle se tient là, modeste, avec ses volets qui sont des paupières, et des tuiles, qui lui font un joli bonnet enrubanné de mousse. Elle ne porte pas de chaume : le chaume ici est la coiffure pour villas de millionnaires. »
Il y a aussi du Vermeer chez Baillon, quand l'outil de l'aquafortiste ne suffit plus à l'écrivain tenté par les miracles de la couleur.
1959 - Franz HELLENS