jeudi 10 avril 2008

Anthologie


  • Anthologie du conte fantastique français / par Pierre Castex.- Paris (11 rue Médicis, 6e) : Librairie José Corti, 1947.- 324 p. : couv. ill. ; 19 cm.
    • Il a été tiré de cet ouvrage 45 exemplaires sur vélin Bulky numérotés de 1 à 45 et 5 ex. H.C.

INTRODUCTION

Depuis près de deux cents ans, la Raison a perdu sa royauté littéraire. Au temps de Descartes et de Boileau, elle demeurait vigilante, même lorsque l'œuvre d'art se parait des prestiges du merveilleux : la fable, l'allégorie, la légende même étaient placées sous son contrôle et servaient ses desseins ; quant aux récits de songes introduits dans nos tragédies pour éveiller ou soutenir l'intérêt dramatique, ils semblent construits, observait Nodier, par des hom­mes qui n'ont jamais rêvé. Le romantisme européen a déclenché une révolution dont nous n'avons pas encore mesuré toute l'ampleur ni parcouru toutes les étapes : les artistes et les écrivains, en se donnant comme domaine nouveau d'inspiration les désordres de la vie affective, les illusions des sens, les vertiges de l'imagination, ont renouvelé l'idée qu'on se faisait jusque-là de l'homme. La création esthétique, alimentée surtout par l'expérience subjective, s'op­pose de plus en plus à un idéal d'universelle intelligibilité.

Le fantastique en littérature est la forme originale que prend le merveilleux, lorsque l'imagination, au lieu de transposer en mythes une pensée logique, évoque les fantômes rencontrés au cours de ses vagabondages solitaires. Il est enfanté par le rêve, la superstition, la peur, le remords, la surexcitation nerveuse ou mentale, l'ivresse et par tous les états morbides. Il se nourrit d'illusions, de terreurs, de délires. Aussi, bien qu'il ait fleuri à d'autres épo­ques, semble-t-il répondre tout particulièrement au goût moderne.

Nous voudrions montrer la fécondité de notre génie national, dans ce domaine où l'on a souvent accordé une importance excessive aux influences étrangères. Dès le XVIIIe siècle, Cazotte enfermait une histoire fantastique dans les limites du conte qui, par la brièveté et le naturel, est le genre le plus propre à créer un effet intense. Vers 1830, le fantas­tique connaît une vogue extraordinaire ; il inspire des récits où l'imagination s'exerce agréablement, mais de façon assez gratuite. Bientôt, il est mis au service d'intentions beaucoup plus profondes : la frénésie d'un Lautréamont, la cruauté d'un Villiers, la violence d'un Mirbeau, les hantises d'un Maupas­sant, contrastent avec l'élégance désinvolte de Gau­tier et l'ingéniosité froide de Mérimée, les implaca­bles analyses auxquelles se livre, dans les dernières années de sa vie, un Nerval tourmenté par la folie surprennent celui qui a commencé par lire ses pre­miers récits, écrits en un temps où, cédant à la mode, il adaptait sans grande conviction les con­teurs allemands. Désormais, l'écrivain épanche à travers des symboles grimaçants son génie satirique ou livre un témoignage sur lui-même en évoquant, comme pour les exorciser, ses démons intérieurs ; ou encore, tel Apollinaire au seuil de la mort, il étale sur ses pages hallucinées l'ombre de son propre des­tin.

L'évolution du genre est esquissée dans ce recueil, depuis les précurseurs du XVIIIe siècle jusqu'aux conteurs récents (1). Certes, il ne faudrait pas s'en tenir trop strictement aux cadres que nous propo­sons. Les jeux gratuits de l'imagination ont survécu au romantisme : nous ne saurions guère discerner d'inquiétude profonde dans les contes d'Erckmann-­Chatrian ou de Claude Vignon, dans les anticipa­tions para-scientifiques de Jules Verne ou de Mau­rice Renard ; mais ces récits, quel que soit leur agré­ment, présentent un intérêt littéraire médiocre. En revanche, une certaine cruauté a été à la mode, parmi les représentants de l'avant-garde romanti­que : Nodier en donne une préfiguration dans Smarra et Petrus Borel une image dans ses Contes immoraux ; mais elle revêt presque toujours un ca­ractère d'affectation qui empêche de la prendre au sérieux. D'une façon générale, à mesure qu'on avance dans le siècle, le goût du public devient plus exigeant, l'inspiration des conteurs plus person­nelle ; les spectres, chers aux contemporains d'Hoffmann semblent dérisoires, trente ans plus tard, à une génération que les contes d'Edgar Poe ont fami­liarisée avec un fantastique intérieur, plus intense.

C'est que, si la peur est de tous les temps et de tous les pays, il devient plus difficile de l'éveiller, à me­sure que les hommes deviennent moins naïfs. Les écrivains d'aujourd'hui doivent séduire une imagi­nation plus rétive, qui ne cède franchement qu'à une illusion de réalité parfaite. Ainsi s'explique la mode des énigmes policières, où l'auteur, dans la trame du récit, multiplie les indications concrètes, les détails vécus, et prend soin au dénouement de dissiper toute obscurité : c'est à ce prix seulement que, dans ce genre aux recettes éprouvées, le mys­tère conserve ses vertus d'enchantement.

Serions-nous donc trop blasés désormais pour trouver de l'attrait à un merveilleux gratuit ? Nous ne le pensons pas ; et le succès de tant de films ré­cents prouve qu'il n'en est rien. Le cinéma, il est vrai, grâce au pouvoir de l'image, impose l'illusion plus facilement que ne le feraient les mots du lan­gage ordinaire : il offre ainsi au fantastique naïf une chance d'attacher encore, au moins pour la durée d'une représentation. Les écrivains, eux, ne peuvent plus se contenter d'effets aussi faciles ; mais heureu­sement ils n'ont pas épuisé tant s'en faut, le mys­tère de l'homme intérieur. Les surréalistes l'ont bien compris ; et Julien Gracq, qui évoque dans la préface d'Au château d'Argol les fantômes du roman noir anglais, fait fructifier de nos jours, en l'adaptant au goût contemparain, la tradition fantastique dit XIXe siècle. Conçue selon d'autres méthodes, l'œu­vre de Kafka donnerait lieu à des remarques analo­gues : les hallucinations de ses récits traduisent les angoisses de l'homme moderne.

Nous croyons donc à l'avenir du conte fantastique. Lorsqu'il est cultivé, non par des charlatans qui débitent la terreur comme une marchandise, mais par des écrivains doués d'une vie intérieure profonde, il permet, comme la poésie, d'exprimer ces aspects de l'homme qui demeurent irréductibles à la raison logique. On s'en apercevra, dans les deux cas extrêmes que nous avons cru devoir retenir, en lisant nos extraits d'Aurélia, où l'émotion née du fantastique a été directement et pleinement vécue par Nerval lui-même avant d'être transcrite ; et les dernières pages de l'Enchanteur pourrissant, où Apollinaire abandonne bien vite la fiction narra­tive pour libérer les images nées en tumulte dans les profondeurs de son subconscient. Avec ces deux œu­vres, nous sommes évidemment bien loin des aima­bles récits de Cazotte; et nous avons atteint les limites d'un genre qui, peu distinct, à l'origine, de la féerie, peut offrir dans ses plus belles réussites un intérêt, documentaire analogue à celui dit poème lyrique ou du journal intime.

(1) Nous avons presque toujours reproduit des récits com­plets. Quand l'ampleur de l'œuvre retenue ne nous l'a pas permis, nous avons pris soin d'isoler un épisode qui forme, en lui-même, un tout intelligible. Nous nous sommes abstenu d'emprunter des textes à des écrivains vivants.