lundi 14 avril 2008

Eugène Marsan (1882-1936)

  • Les Cannes de M. Paul Bourget et Le Bon Choix de Philinte, petit manuel de l'Homme élégant suivi de portraits en référence, Barrès, Moréas, Alphonse XIII d'Espagne, Taine, Barbey d'Aurevilly, Baudelaire, Balzac, Stendhal, avec une lettre de M. Paul Bourget / Eugène Marsan ; dessins d'Henri Farge, gravés sur bois par Georges Aubert.- Paris (37, rue Bonaparte) : Le Divan, MCMXXIV [1924].- XIV-262 p. : ill. ; 20 cm.
    • Justification des tirages et des éditions : la première édition de cet ouvrage a été tirée, pour former un beau volume in-16 colombier, à 60 exemplaires sur papier du Japon, 240 exemplaires sur papier de Montval, et 1200 exemplaires de bel alfa. Tous les exemplaires étant ornés de 80 dessins d'Henri Farge gravés sur bois par Aubert, les Japons et les 140 premiers Montvals contenaient en outre 5 planches hors-texte du même Farge, gravée sur cuivre par P.-Emile Leconte, dont 2 en couleur, tirées au repérage. La présente édition, qui a été revue par l'auteur, a été tirée à 2500 exemplaires, dont 5 sur papier de Madagascar des Papeteries Lafuma-Navarre. Elle est ornée de 31 dessins d'Henri Farge gravés sur bois par Aubert.



De M. Paul Bourget à l'auteur


On peut être habile
avec un point de Venise
et des plumes aussi bien
qu'avec une perruque
courte et un rabat uni.

Molière


MON CHER EUGÈNE MARSAN,

Vous êtes trop jeune pour avoir connu mon vieil ami Lovenjoul, « le Vicomte », comme l'ap­pelait d'un ton de mystère ce charmant fou d'Anatole Cerfberr, à qui nous devons ce Répertoire de la Comédie Humaine où se trouve biographié, avec Rastignac, Napoléon, Madame de Nucingen, Talleyrand, pêle-mêle, le crapaud Astaroth, « né sous Louis-Philippe », écrit scrupuleusement Cerf­berr, lequel servait à Madame Fontaine, pytho­nisse notoire, pour ses horoscopes ! Le « Vicomte » était plus raisonnable que son disciple, mais non moins passionné de Balzac. Il arrive un jour dans un salon où il m'aperçoit. Il ne salue personne et, venant droit à moi : — « Elle est en province... », me dit-il. — « Mais qui? » — demandai-je inter­loqué. — « La Canne... », répondit-il. Je ne l'interrogeai pas davantage. Il ne pouvait s'agir que de la canne de M. de Balzac, à la poursuite de laquelle Lovenjoul s'acharnait à cette époque. Depuis, il m'a été donné, à moi, profane, de la manier, cette canne dont je vous ai montré la photographie, chez la fille du docteur Nocquard, le savant médecin qui avait soigné le romancier mourant. Madame de Balzac lui avait donné cette relique. Avec quelle vénération je l'ai touchée, vous le devinez !

Je n'ai pas la vanité de croire que les cannes dont vous vous êtes fait l'historiographe suscitent jamais des exaltations de ce genre, mon cher Marsan. Il est plutôt probable que votre spiri­tuelle fantaisie contribuera encore — soyez tran­quille, je ne vous en voudrai pas — à renforcer la légende, d'ailleurs inoffensive, qui a fait jadis et fait quelquefois encore de votre laborieux confrère, auteur de soixante volumes, un préten­tieux auteur mondain. Ce malveillant reproche m'apparente du moins à ce même Balzac, dont ses envieux disaient : « C'est un romancier bourgeois qui se décrasse chez les Duchesses. » Comment ne pas regretter que Sainte-Beuve se soit amusé à colporter ce propos, dont la méchanceté n'est, comme dans la plupart des cas, qu'une inintelli­gence ? Ce qui me plaît, en revanche, dans ces essais, à la première page desquels vous avez si gentiment inscrit mon nom, c'est tout au contraire leur extrême intelligence. Elle vous a permis de discerner les véritables causes de ce goût de la vie élégante, commun à trop d'écrivains pour que la critique ait le droit d'y voir un simple snobisme. Vous avez énuméré et portraituré très finement quelques-uns de ces artistes littéraires touchés de dandysme. Vous auriez pu y joindre Byron, qui jalousait les gilets de Brummell, et insister davan­tage sur Pascal, ensorcelé par les manières du chevalier de Méré. Je semble me contredire. Car on m'a reproché jadis d'avoir qualifié « d'un peu niais » l'hypnotisme de Renan devant Pétrone dont il disait : « L'élégance de la vie est sa maî­trise. » C'est que ce culte de la mode et de ses aristocrates doit être un péché de jeunesse, et que l'auteur de l'Antechrist avait passé l'âge où il est légitime d'attacher une importance à des frivolités qui pour un jeune écrivain de vingt-cinq ans ont une telle signification, ces vingt-cinq ans, dont l'historien de Brummell, le romanesque Barbey, citant Byron, disait avec un accent que je crois entendre encore : « On peut se consoler de tout, quand on s'est consolé de ne plus les avoir. »

Le jeune homme de lettres, en effet — cette observation court sous toutes les lignes de votre livre — voit dans l'attitude aristocratique du dandysme, une défense d'abord. Il se sent, pour parler comme notre Barrès, dont, entre parenthèses, vous avez tracé un profil exquis, « sous l'œil des Barbares ». Sa personnalité, encore inachevée et d'autant plus frémissante, cherche à se distinguer pour se préserver. Ses élégances de tenue lui sont une arme, comme ses paradoxes d'idées. Les uns, et les autres l'affirment dans son effort d'indé­pendance. Tous les théoriciens du dandysme ont souligné ce trait chez les représentants de cette naïve manie : l'orgueil d'étonner et de ne pas s'étonner. Stendhal qui en fut, lui aussi, la victime, — à ses heures, mais sans en être dupe, — s'est amusé à en fixer le code dans les propos que le Russe Korazoff tient à Julien Sorel, dans leurs promenades à cheval autour de Strasbourg : « Ayez l'air à mille lieues de la sensation présente... » On devine de quel ton ce professeur en noeuds de cravates a dû prononcer cette maxime, dont on peut sourire, mais à condition d'y démêler un effort de stoïcisme qui suppose une maîtrise de soi, une volonté, un caractère. Il y a dans la première des Diaboliques, et à l'occasion d'un certain vicomte de Brassard, une assimilation entre la parure chez le dandy et l'héroïsme du soldat. « Ne pas se rendre », s'écrie d'Aurevilly, «toute la question est là. » Vous nous avez raconté avec bien de la justesse dans ce livre, mon cher Marsan, comment pour lui-même toute la question fut toujours là.

Elle n'est pas là uniquement pour l'artiste littéraire qui, à ses débuts, s'engoue de vie élégante. Pourquoi Racine, en qui la vivante et si gaie comédie des Plaideurs révèle un souple génie, capable de peindre avec un relief réaliste les plus vulgaires milieux, n'a-t-il évoqué, dans ses tragé­dies, que des princes et des princesses ? Parce que, la tradition d'alors le voulait ainsi, sans doute. Mais s'y serait-il conformé s'il n'avait pas trouvé, dans ce choix restreint de ses personnages, l'occa­sion d'imaginer des âmes libres de développer plus complètement leurs sentiments, parce qu'étant hors du métier, elles ont le loisir de penser davantage à leurs émotions ? Les romanciers et les drama­turges d'aujourd'hui, épris de psychologie, sont tentés de chercher dans les oisifs et dans les oisives de leur époque un substitut de ces princes et de ces princesses du théâtre racinien. La haute société leur apparaît comme le milieu où leur esprit d'analyse rencontrera les états d'âme les plus complexes. Ont-ils raison ? Pour ce qui me regarde, je l'ai cru autrefois. Il semble bien qu'il y ait là une part d'illusion. Car à cette haute société, il manque ce qui faisait la force du patriciat peint par Racine sous le masque de ses Bérénice et de ses Titus, de ses Hippolyte et de ses Aricie : le privilège du commandement et ses respon­sabilités. Je n'en persiste pas moins à croire qu'un Adolphe employé de commerce ne serait pas tout a fait Adolphe, ni un Dominique industriel, Dominique. Pourquoi d'ailleurs resserrer le champ de la littérature et en exclure le roman mondain, alors que ce genre comporte des chefs-d'œuvre, ainsi la Julia de Trécœur d'Octave Feuillet, ce, délicat chroniqueur du Second Empire, très injus­tement méconnu par Flaubert ? C'est le cas de rappeler la sagace épigramme de Beyle : « De confrère à confrère, les éloges sont des certificats de ressemblance... »

Mais où vais-je, mon cher Eugène Marsan ? je ne voulais que vous dire un merci, qui se trans­forme en une dissertation. C'est que vos essais, avec leur joli ton de détachement, sont le résumé du long travail d'esprit d'un homme passionné d'idées. Vous invitez à réfléchir dans chacune des phrases de ce livre. Le goût de l'ironie vous a fait évoquer l'ancienne et innocente manie de collec­tionneur d'un de vos aînés qui vous estime beau­coup et qui est très fier de votre sympathie d'esprit.. Gardez-la lui je vous prie, et croyez-le votre tout dévoué

PAUL BOURGET.

Royat, 14 Juillet 1923.