mardi 22 avril 2008

Jonathan Swift (1667-1745)


  • L'Art de voler ses maîtres / Swift.- Bruxelles (30, rue d'Arenberg) : Les Editions Cosmopolis, 1946.- 123 p. ; 18,5 cm.- (Feuilles oubliées ; 4).
    • 1000 exemplaires de ce livre ont été imprimés en juin 1946 pour les Editions Cosmopolis à Bruxelles, 30, rue d'Arenberg. Ceci est le n°113.

QUELQUES MOTS D'INTRODUCTION SUR SWIFT

NOUS allons retracer ici le plus succinctement pos­sible, la carrière d'un des hommes qui occupent le rang le plus élevé parmi les humoristes anglais ; un homme que vous connaissez tous, et qui, j'en suis sûr, a laissé dans vos esprits les plus agréables sou­venirs littéraires. Je veux parler de l'auteur des Voyages de Gulliver, de l'illustre Jonathan Swift. Eh bien, mes­sieurs, pour tout dire en deux mots, ce charmant écrivain que vous aimez tant, est un des plus odieux caractères que l'on puisse rencontrer ; ce railleur de toutes les flagorne­ries, est un plat courtisan ; cet homme si sensible dans ses écrits, cet homme qui, dans ses lettres, a parlé si admira­blement le langage de l'amour, a fait mourir de douleur deux femmes qui l'ont éperdument aimé, et, pour con­clusion, ce ravissant humoriste est mort complètement fou, après une vieillesse triste, hargneuse et abandonnée. Je crois qu'il serait difficile d'établir entre un homme et ses œuvres, un contraste plus frappant.

Je vous dis que Swift, l'écrivain amusant et jovial, fut un homme morose et sombre ; que Swift l'écrivain démo­crate, fut un courtisan ; que Swift, l'écrivain sublime de passion, fut un homme sans cœur. Pour vous en convain­cre, voyez sa vie.

J. Swift naît à Dublin d'une famille pauvre ; à l'école il fait le paresseux, ce qui ne prouve absolument rien. C'est autant d'activité de plus, mise en réserve pour plus tard. Mais comme il n'est bon à rien de sérieux, son oncle qui le protège, est très heureux de le faire entrer en qualité de secrétaire chez sir W. Temple, l'illustre homme d'État qui conclut la triple alliance, et qui atteignait à cette époque, l'apogée de sa grandeur. Temple lui té­moigne la plus extrême bienveillance, l'affection la plus vive, ce qui n'empêche pas Swift de le quitter de la façon la plus indélicate, en emmenant avec lui la fille de la femme de charge, la petite Stella Johnson, à qui il ap­prenait à lire. Swift a quitté son bienfaiteur avec des paroles amères à la bouche. Tombé dans la misère, il lui écrit une des lettres les plus plates qui se puissent voir, pour lui demander une place, qui cependant lui est ac­cordée. Il prend les ordres et devient ministre d'une pa­roisse. Voilà Swift en religion, vivant maritalement avec Stella, et écrivant l'Histoire du Tonneau, dans laquelle il démolit toutes les croyances. Mais cet acte d'originalité lui fait d'emblée une réputation.

Il arrive à la cour, et se met immédiatement aux gages du comte d'Oxford, qui est à cette époque le chef du ministère. « Une fois dans les salons, dit M. Thackeray, il insulte tous ceux qu'il croit ses inférieurs ; et, en fait de génie, il n'est en effet personne qui le vaille. Seulement si, restant ferme et brave devant sa supériorité, on le regarde en face, il se tait et s'en va, la queue basse, sauf à se venger dans dix ans, par quelque sale épigramme. A-t-il affaire à un grand seigneur? Oh, alors, il s'incline, il sourit, il rayonne d'esprit et se gardera bien de mor­dre. » Un mot cruel qu'il méritait bien, et que lui adressa un gentilhomme, est resté célèbre. Swift haïssait cet oncle qui avait pourvu à sa première éducation d'orphelin. Quelqu'un lui demandait s'il était vrai que ce parent eût été si bon pour lui. « Oui, répondit Swift, il m'a traité comme un chien. » — « Mort Dieu ! répondit l'autre, en frappant du poing sur une table, vous n'avez pas même la reconnaissance d'un chien ! » Et le mot était vrai. Son cœur est un vrai rocher. Voyez sa conduite envers les trois femmes qui apparaissent dans sa vie comme des anges gardiens, et à qui il a adressé tant d'adorables poé­sies.

Il est aimé d'une jeune fille nommée Jane Waryng, une vierge innocente et pure, dont il est le premier rêve. Il lui promet de l'épouser, et, à la veille du mariage, il lui écrit une lettre d'injures. Voilà un premier cœur brisé. Stella Johnson, il l'a enlevée et déshonorée, il l'épousera après seize ans, alors qu'il est, comme dit Chateaubriand, au bout de son amour. Et pourquoi l'épousera-t-il ? Il a noué une intrigue amoureuse avec Esther Vanhomrig, une belle jeune femme qui s'est éprise de son génie. La phtisie mine la santé de Stella, et pourtant il la tourmente sans cesse par le spectacle de sa passion pour une rivale. Il fait de Stella la confidente de ses relations.

Puis, quand il est fatigué d'Esther, pour s'en débar­rasser, il épouse Stella qu'il maltraitait, qu'il trahissait pour elle, et ces deux jeunes femmes succombent toutes les deux ses victimes. Comme l'a dit encore M. de Cha­teaubriand : « Swift, à l'exemple des grand poètes, n'a pas pu leur donner une seconde vie. » Il fit bien des vers sur la mort d'Esther ; mais quand on vint apprendre ce dernier trait à Stella qui se mourait, elle trouva une ré­ponse dont le cynisme même a quelque chose de navrant : « Ah ! je sais que Swift est en état d'écrire des vers magni­fiques à propos d'un manche à balai ! » Swift eut deux amis, Pope et le Dr Sheridan, deux amis de son talent et non de son cœur. Ils le renièrent tous les deux, et le plus grand écrivain qu'eût produit l'Angleterre au dix-huitième siècle, mourut fou et abandonné.

Eh bien, messieurs, comprenez-vous un homme de gé­nie avec une pareille âme ? Ne semble-t-il pas que ce soit un monstrueux accouplement, que tant de bassesse dans le cœur et tant de délicatesse dans l'esprit ? Car il faut bien le dire, ce fut un prodigieux esprit que celui-là.

Voltaire a dit de lui, dans ses lettres sur les Anglais, que c'est « Rabelais dans son bon sens, et vivant en bonne compagnie. » Chateaubriand, dans son Essai sur les Lettres anglaises, a en vain essayé de diminuer sa gloire qui en Angleterre est restée immense. Aussi dans les conférences de M. Thackeray, voit-on une singulière lutte, entre l'honnête homme qui veut juger avec des principes, et l'artiste que le beau séduit et entraîne malgré tout.

Du reste, quand je note le contraste qui existe entre la vie et les œuvres de Swift, peut-être que j'exagère un peu, et il existe de lui un livre qui est un chef-d'œuvre d'humour, mais un vrai code et de cynisme. C'est un livre intitulé : Instructions pour les domestiques.

Je le répète, Messieurs, ce livre, pris au sérieux est un vrai code d'impudence. Il renferme bien des passages qu'il est impossible de lire ici, mais en voici encore un que M. Thackeray cite en le prenant très au sérieux, et en disant que ces instructions adressées aux Frontin et aux Mascarille de tous les temps, ne sont que des rémi­niscences de la rage que Swift accumula dans son cœur, pendant le temps qu'il fut secrétaire, c'est-à-dire serviteur de William Temple.

Tout cela, dans son cynisme si parfaitement vrai qu'on ne peut s'empêcher de le prendre au sérieux. Qu'y a-t-il d'étonnant du reste à ce que les domestiques anglais aillent puiser là leur règle de conduite, alors que tant d'amoureux vont chercher des sentiments dans le Courrier des amants, ou dans le Double grand Jardin d'amour ?

Et là ne se borne pas la morale du Dr Jonathan Swift, ministre de la religion protestante. Dans Gulliver, vous savez qu'il attaque l'amour et le mariage, de la façon la plus brutale, puis, trouvant que la population s'accroît dans des proportions trop grandes, il propose de manger les enfants, en les accomodant de diverses façons, de manière à en faire des plats très appétissants.

Evidemment, messieurs, je ne vais pas ici prendre Swift au sérieux, comme cet écrivain français qui a cité ce tra­vail comme une preuve de la misère en Irlande ; mais je ne pourrai pas non plus trouver de charme dans ce déver­gondage d'esprit, qui n'a ni raison ni but, qui ne détruit aucun abus, qui ne sert aucune idée, et qui se complaît dans des excentricités sauvages, alors qu'il pourrait si utilement s'employer ailleurs. Pour trouver charmant ce morceau excentrique, il faut être au moins excentrique soi-même ; et je ne vois rien de bien attrayant dans ce détail, qu'un enfant bien gras fasse deux plats pour un repas d'amis, que pour une famille dînant seule, la partie de derrière suffise, et que, bouilli et assaisonné de poivre et de sel, le mets sera très bon, même le quatrième jour et surtout en hiver; qu'enfin, un enfant bien à point, bien dodu, pourra être vendu par sa mère 10 sh., alors qu'il n'en a coûté que 2 à nourrir, ce qui constitue un bénéfice net de 8 sh., sans compter que la peau pourra servir à faire des gants de dames et des souliers fins. Il explique ensuite comme quoi il faudra rôtir les enfants, aussitôt que le boucher les aura égorgés, comme on fait pour les cochons... Il y a vraiment de quoi soulever le cœur d'indi­gnation, et je suis bien près de croire que je me suis trompé en disant tantôt qu'il y a un contraste quelconque entre la vie de Swift et ses écrits...